La guerre de 14-18 correspond à un champ télévisuel très familier, pour autant, commémoration ne sous-entend pas forcément réitération. Au fil des décennies s’est constituée une mémoire télévisuelle fondée sur la modulation complexe de thématiques et de formats pluriels, articulés ou non autour de la date emblématique du 11 novembre. Extrait de «La Grande Guerre au petit écran», d’Ariane Beauvillard et Laurent Bihl (Editions Le Bord de l’eau – 23 avril 2014).
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La Grande Guerre au petit écran d’Ariane Beauvillard et Laurent Bihl entend explorer l’itinéraire selon lequel s’est en grande partie forgée la mission mémorielle de la télévision, partagée entre le patrimoine, l’émotion et la restitution historique du passé, et plus précisément la dimension très particulière du premier conflit mondial, toujours partagé entre édification héroïsante et répulsion pacifiste. C’est ce cheminement visuel collectif qui sera ici retracé, par les ruptures ou les correspondances du double corpus des fictions (diffusées toute l’année) et des ressources documentaires produites autour des 11 novembre successifs.
Extraits de La Grande Guerre au petit écran, d’Ariane Beauvillard et Laurent Bihl (Editions Le Bord de l’eau – 23 avril 2014)
La mobilisation, qui débute en France le 2 août 1914, n’est pas seulement l’annonce de la guerre. Il s’agit aussi pour les fictions de rendre compte de l’état d’esprit des soldats, des premiers transports d’hommes et de matériel. L’entrée en guerre fictionnelle évolue selon la répétition et la remise en question, sans parler de véritable éclatement, des mythes militaires, créés par les informations officielles des Actualités et repris pendant le xxe siècle par l’iconographie, la fiction elle-même et certains historiens de la première heure.
L’armée de citoyens qui part au combat la fleur au fusil est une vision d’État, relayée par l’État. Depuis la thèse de Jean-Jacques Becker en 1977 (1914, comment les Français sont entrés dans la guerre) et les travaux allemands de Thomas Raithel, l’historiographie a balayé ce contresens : les hommes ne partent jamais à la guerre en hurlant de joie ; et si 1914 a vu « quelques moments isolés de délire patriotique » comme le souligne Nicolas Beaupré, le mythe officiel a réussi à masquer une mobilisation plus résignée que joyeuse, marquée par la volonté de défendre son pays plus que celle d’attaquer le territoire prussien.
[image:2,s]La puissance des images officielles a traversé les époques puisque ces mythes sont longtemps repris dans les fictions télévisuelles, et, ajoutons-le, les œuvres de la télévision publique, sous l’ORTF et après son éclatement. La guerre défensive est devenue un sursaut d’orgueil national, un moment de liesse républicaine absolue. L’esprit républicain, bien réel, n’a cependant pas donné lieu à une telle explosion de volontarisme revanchard germanophobe.
La première fiction, Les Hommes de Paul Vialar (1964), est tout à fait à l’image du cliché de la mobilisation perpétuée par la fiction au petit écran : alors que la Marseillaise fuse dans la rue parisienne qu’il habite, noyée de hurlements de joie combative qui relayent les « À bas l’Allemagne ! » et « À Berlin ! », Jean est ravi de partir au front : « Je suis très content, c’est l’affaire de quelques jours ! » ; sa mère, bien qu’inquiète, est aux anges que sa chère progéniture « aille exterminer les Allemands comme des bêtes féroces ».
On retrouve dans la première adaptation du roman familial de Roger Martin du Gard, Les Thibault, en 1973 sur la 1re chaîne, l’exaltation décrite par la voix off au début du quatrième épisode comme « la fièvre belliciste de Paris » qui assomme les quelques pacifistes, représentés par l’original et rebelle Jacques, et emporte l’adhésion de tout un chacun.
[image:3,s]Jusqu’à la fin des années 1970, on assiste donc dans la représentation de la mobilisation à la même reproduction topique : les téléfilms montrent l’affiche célèbre de mobilisation – officielle, elle aussi, la foule en délire prête à prendre les armes et à égorger du Prussien, sur la place du village ou dans les rues de Paris. La télévision publique, ici exemple parfait de la théorie communicationnelle de MacLuhan, reprend le message officiel : 1914 est un moment de fraternité et de joie républicaine face au militarisme impérial allemand ; 1914 est aussi en quelque sorte le dernier espace de gaieté avant les horreurs de la guerre ; le peuple danse, les couples font l’amour, les blés sont mûrs. 1914 est un moment d’inconscience collective.
Dans le même ordre d’idées, la plupart des premières fictions dont la narration démarre avant 1914 forgent une sorte de déterminisme a posteriori, d’un inévitable tourbillon menant à la lutte armée. L’arrivée de la guerre ne fut pourtant pas progressive : dans la plupart des villes et des villages, le tocsin retentit face à une population bousculée, arrêtée. Dans les téléfilms, le point de vue des élites se mêle au ressenti populaire : on attend la guerre, on la voit arriver, elle est logique. Dans Les Gens de Mogador ou les Thibault, femmes et hommes lisent les journaux, et, de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à la mort de Jaurès, la guerre semble exister bien avant sa déclaration, formant une sorte d’union sacrée avant l’heure, de globalisation des mentalités d’avant-guerre.
[image:4,s]La mini-série de Nina Companeez, Les Dames de la côte, débute en 1911 et s’achève en 1919 : on y retrouve dans le discours des familles Decourt et Villate l’engrenage qui mène à la guerre mais, de façon assez surprenante aux vues des fictions qui parsème les années 1960 et 1970, la mobilisation se fait dans le silence des femmes, maîtresses de maison et domestiques. Cependant, en hors-champ, c’est toujours le méli-mélo d’hommes pressés d’en découdre que la jeune Fanny vitupère en critiquant ces jeunes appelés qui veulent « jouer aux héros ».
Il y a, certes, quelques originalités représentationnelles comme celle des Chevaux du soleil, neuvième épisode de la série Les Âmes interdites, réalisé par François Villiers et diffusé le 19 novembre 1980 sur TF1 : c’est la première fiction à camper le décor de la mobilisation en Algérie. L’épisode est centré sur l’été 1914 à Alger et sur l’histoire d’amour impossible entre une fille de colons français et un instituteur arabe. On n’y trouve pas de radicale évolution de l’état d’esprit des mobilisés : les protagonistes croient à une guerre courte, célèbrent le tocsin ; les Français comme les indigènes s’inscrivent en masse pour sauver la patrie. Mais la Première Guerre mondiale devient aussi le temps et l’espace des conflits coloniaux et des inégalités sociales et politiques en Algérie. Il faudra cependant attendre quelques premiers sursauts dans les années 1970, mais surtout après 1995, pour voir le petit écran retranscrire l’extrême brutalité de l’entrée en guerre.
La réécriture de l’histoire par la fiction n’est en fait qu’une acceptation et un relais des canons officiels. Ceux-ci se réduiront peu à peu et très lentement sous l’effet double d’une historiographie de la Première Guerre mondiale en mutation de Jean-Jacques Becker à Stéphane Audouin-Rouzeau qui coûte notamment à la fiction télévisuelle de la Grande Guerre un silence de dix ans entre 1984 et 1994, et d’une remise en question des topoï des débuts du conflit.
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Ariane Beauvillard enseigne l’histoire culturelle et l’analyse de l’image à l’université Paris 1. Elle est actuellement membre du comité éditorial du site de critique cinématographique critikat.com.
Laurent Bihl est conférencier de l’Université populaire de Saint-Denis (Dionyversité) depuis 2009, il a participé à des ouvrages collectifs consacrés à la télévision, parmi lesquels le Dictionnaire de télévision populaire (éditions Nouveau Monde).