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Dix ans après, les leçons de l’affaire d’Outreau ont-elles été tirées?

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JOL Press : Dix ans après, l’affaire d’Outreau fait encore couler beaucoup d’encre. Était-ce la faillite d’un système judiciaire ou simplement d’un homme, en l’occurrence le juge Burgaud ?
 

Philippe Bilger : Les deux. C’est quand même une faillite dans la manière d’aborder la procédure pénale. On ne peut parler de faillite de la procédure elle-même – elle n’a d’ailleurs guère changé depuis – mais bien de la façon de l’appréhender dans un certain type d’affaires. On peut aussi, bien sûr, pointer du doigt la faillite de certaines personnalités judiciaires.

Un point de vue unique a été imposé, alors que la procédure pénale, dans son esprit, permet d’exposer une pluralité d’argumentation. Le parquet et le siège n’ont pas forcément le même point de vue, la chambre d’instruction peut contrôler et donner son avis collectif.. ; Rien n’impose qu’il y ait un télescopage entre la pluralité de différentes visions qui aboutissent à une seule, en l’occurrence catastrophique.

JOL Press : Quelles devaient être les leçons à tirer de cette affaire ?
 

Philippe Bilger : Que les mécanismes et instances de contrôle jouent leur rôle, aussi bien au niveau de l’instruction que du parquet général ou, à l’époque, de la 1ère présidence de Douai au niveau de la chancellerie.

Cela impose une qualité humaine et intellectuelle des magistrats, un souci de la liberté de chacun, une aspiration à mêler humanité et intelligence, un refus de la justice pour l’exemple, une capacité de dialoguer dans le cadre de l’institution, un respect des avocats… Pardon pour ces banalités, mais c’est tout cet ensemble d’exigences qui font que la procédure pénale n’aurait pas besoin d’être modifiée si cet esprit l’inspirait et l’animait.

Je ne veux pas me poser trop aisément et confortablement installé, mais il est clair que cette affaire a été un cataclysme.

JOL Press : Ces leçons ont-elles été tirées ?
 

Philippe Bilger : Le cataclysme d’Outreau, où la seule responsabilité n’est pas imputable aux magistrats, a beaucoup fait réfléchir le judiciaire, a permis aux avocats d’exploiter – parfois surabondamment – ce sinistre, et nous a probablement rendus plus attentifs à l’exigence de vérité, et à la qualité de la preuve.

Je dirais même que, par moment, j’ai trouvé que la catastrophe d’Outreau pesait trop durement dans les esprits. J’ai donc parfois subi des acquittements qui me paraissaient choquants, mais qui venaient du seul fait que les jurés étaient tétanisés devant certaines paroles de victimes. Néanmoins, globalement, Outreau a eu une influence positive, dans la mesure où elle a réveillé les consciences.

JOL Press : L’affaire d’Outreau a-t-elle généré une sorte de « culture du doute » dans l’esprit des magistrats ?
 

Philippe Bilger : Il est évident qu’après Outreau, une certaine argumentation développée par les avocats a pu être reçue plus aisément. Par exemple, lorsqu’un avocat disait avant Outreau « On dit qu’il y a viol, mais l’agresseur a pu croire que la victime était consentante », cet argument n’était pas très porteur. Après l’affaire, cette argumentation a pu être reçue par les jurés.

En revanche je ne suis pas persuadé qu’Outreau a introduit plus de culture du doute. De toute manière, la magistrature compétente a toujours su que le doute était consubstantiel à l’intelligence. Elle n’a pas eu besoin d’avocats comme Dupont-Moretti pour le comprendre. Au fond, la culture du doute que les avocats voudraient imposer aux magistrats ne serait pas loin de leur interdire de juger.

Le vrai doute, celui qui importe, est celui qui est consubstantiel à l’intelligence. On est dans un dialogue avec soi-même. Nul besoin de se rappeler sans cesse des affaires terribles pour savoir que le doute est un fondement de la justice. Celle-ci a l’obligation de trancher, en donnant bien sûr toute sa place au doute, sans pour autant le surestimer. Il faut ainsi savoir distinguer le doute dérisoire, qui ne touche pas le cœur de la preuve, du doute fondamental.

JOL Press : A-t-on assisté, depuis Outreau, à une remise en cause de poids de la parole des enfants ?
 

Philippe Bilger : Je le pense. Et il me semble d’ailleurs que le balancier est peut-être allé trop loin. Il faut trouver un juste milieu, équitable et équilibrée. La parole des enfants n’est évidemment pas sanctifiable en tant que telle, mais n’exagérons pas non plus ! On ne doit pas faire « vivre la soupe » aux avocats et leur donner en permanence des acquittements ou relaxes mâchés, par peur de la parole, parfois éclatante de vérité, des enfants.

La peur de juger et l’angoisse de se tromper ne doivent pas devenir une gangrène permanente pour les magistrats. On peut – et on doit – avoir l’angoisse de se tromper, mais elle doit être enthousiasmante pour la justice et non stérilisante.

Propos recueillis par Romain de Lacoste pour JOL Press

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Philippe Bilger est un ancien avocat général à la cour d’Assises de Paris. Egalement Président-Fondateur de l’Institut de la parole, il est notamment l’auteur de La France en miettes (Fayard, 2013) et, récemment, de Contre la justice laxiste (Archipel, 2014)

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