Entretien avec Robert Solé, écrivain et journaliste français d’origine égyptienne, auteur de plusieurs ouvrages sur l’Égypte.
Les Égyptiens sont appelés aux urnes les 26 et 27 mai, afin d’élire leur nouveau président. Un scrutin qui s’annonce sans grande surprise, alors que le maréchal et ancien ministre de la Défense Abdel Fattah al-Sissi, qui a contribué à destituer l’ex-président islamiste Mohamed Morsi en juillet dernier, rafle toutes les intentions de vote.
[image:1,l]
JOL Press : Abdel Fattah al-Sissi est présenté comme le candidat favori des élections présidentielles égyptiennes. Pourquoi jouit-il d’une si grande popularité ?
Robert Solé : Beaucoup d’Égyptiens savent gré au maréchal Sissi d’avoir chassé du pouvoir les Frères musulmans qu’ils considéraient comme incompétents, dangereux et traîtres à leur pays. Sissi a su s’adresser aux gens dans une langue simple.
C’est un musulman pieux et conservateur, qui ne peut être accusé de porter atteinte à l’islam. Il incarne l’armée, qui est puissante et crainte, contrôle une partie de l’économie nationale et conserve pas mal de prestige. Reste à savoir si le président Sissi, qui a retiré son uniforme, sera toujours aussi populaire en costume civil. L’état de grâce ne durera pas longtemps si la situation du pays ne s’améliore pas.
JOL Press : Certains craignent que le retour d’un ancien chef militaire au pouvoir ne ravive de vieux souvenirs… L’Égypte a-t-elle besoin d’un homme fort pour se relever ?
Robert Solé : L’armée est au pouvoir en Égypte depuis le coup d’État de juillet 1952. Nasser, Sadate et Moubarak avaient fait oublier, avec les années, qu’ils en étaient issus. C’étaient des pharaons, concentrant tous les pouvoirs entre leurs mains. Il n’est pas sûr que ce mode de gouvernement soit encore valable : depuis trois ans, les Égyptiens ont appris à descendre dans la rue. Cela dit, un certain chaos devient insupportable.
L’Égypte a-t-elle besoin d’un homme fort ? Elle a surtout besoin d’un homme d’État, ayant une vision de l’avenir et capable de prendre des décisions difficiles pour sortir le pays du marasme dans lequel il se trouve.
JOL Press : En cas de victoire du maréchal al-Sissi, de qui va-t-il pouvoir s’entourer politiquement ?
Robert Solé : L’Égypte ne manque pas de personnes compétentes et intègres. Nombre d’entre elles ont affirmé leur soutien au candidat Sissi. Celui-ci gagnerait cependant à s’entourer aussi de personnalités qui gravitent autour de son adversaire. Rien n’empêcherait Hamdeen Sabbahi lui-même [le candidat rival de gauche, ndlr] de jouer un rôle.
JOL Press : S’il remporte l’élection, quel avenir attendra les Frères musulmans, dont plusieurs centaines comparaissent actuellement devant la justice ? Doit-on s’attendre à une radicalisation du mouvement ?
Robert Solé : Depuis la chute du président Morsi, les Frères musulmans sont entraînés dans un processus de radicalisation, encouragé à la fois par la répression dont ils sont victimes et par les violences qu’ils commettent ou que commettent des groupes extrémistes qu’ils ont souvent enfantés. Cela n’encourage pas la confrérie à se remettre en question ni à tirer les leçons de son expérience malheureuse du pouvoir.
Les Frères musulmans n’ont aucune raison de baisser la garde, sauf si le futur président de la République fait des gestes significatifs dans leur direction. Mais Sissi ne semble pas disposé, pour le moment en tout cas, à leur tendre la main. La confrérie est menacée sur sa « gauche » par des islamistes modérés qui veulent la réformer, et sur sa « droite » par les salafistes qui veulent prendre sa place.
JOL Press : Trois ans après la chute de Moubarak, quels défis attendent le prochain président pour relever le pays et achever la transition politique ?
Robert Solé : Le prochain président sera confronté à plusieurs défis.
D’abord, un défi économique : relancer les investissements et le tourisme ; réduire le déficit public, sans provoquer une explosion sociale. L’Égypte ne peut pas se contenter des revenus du canal de Suez et de l’argent rapatriés par ses émigrés. Et la rente géostratégique dont elle bénéficie n’est pas éternelle, qu’il s’agisse de l’aide américaine ou des milliards de dollars offerts depuis près d’un an par l’Arabie saoudite, le Koweït et les Émirats du Golfe,
Il y a ensuite un défi sécuritaire : neutraliser les auteurs d’attentats et combattre efficacement la grande délinquance, alors que beaucoup d’armes (en provenance de Libye notamment) circulent désormais dans le pays. Mais sans pour autant porter atteinte aux droits, comme c’est malheureusement le cas, avec des arrestations arbitraires, des jugements souvent très contestables et une pratique très répandue de la torture, dans les commissariats de police comme en prison. Cela nuit fortement à l’image de l’Égypte, avec des conséquences économiques évidentes.
À ces deux défis s’ajoute un troisième, encore plus considérable : régler les problèmes d’un pays qui a vu sa population multipliée par huit en soixante ans. Cela suppose de combattre la corruption, réduire les inégalités sociales, réformer complètement le système éducatif et le système de santé, tout en ramenant la religion à sa vraie place sans la laisser investir tout le champ social.
JOL Press : Le candidat de gauche Hamdeen Sabbahi a récemment déclaré qu’il avait « le peuple égyptien » de son côté, notamment les classes moyennes et pauvres. Quelles sont, selon vous, ses chances pour cette élection ?
Robert Solé : Sabbahi est un vieux routier de la politique, fidèle à ses idées socialisantes, qui n’a aucune expérience du pouvoir, mais ne traîne aucune « casserole ». Il avait fait un très bon score au premier tour de l’élection présidentielle de 2012. Il est soutenu par nombre d’Égyptiens qui ne veulent ni d’un pouvoir militaire ni d’un État religieux. Mais il n’a guère de moyens financiers et manque de relais en province. Sauf surprise considérable, tout indique que son adversaire sera élu dans un fauteuil.
Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press
————–
Robert Solé est un écrivain et journaliste français, d’origine égyptienne. Passé par Le Monde où il a été rédacteur, correspondant et médiateur pendant plus de trente ans, il a ensuite pris sa retraite de journaliste en 2011 pour se consacrer à l’écriture.
Il est l’auteur de cinq romans – dont Le Tarbouche (1992), La Mamelouka (1996), Une soirée au Caire (2010) –, d’une dizaine d’essais ou récits historiques – L’Égypte, passion française (1997), Le grand voyage de l’Obélisque (2004), Le Pharaon renversé (2011), Sadate (2013) – et est également co-auteur de plusieurs ouvrages sur l’Égypte.