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Elle a dîné à la chancellerie du Reich, à l’invitation d’Hitler, elle raconte

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« Avez-vous vu Hitler ? » Voici donc les réponses d’Allemands et d’Allemandes anonymes de toutes origines, tous âges, toutes appartenances sociales, qui, en quelques phrases, racontent où et comment ils ont vu Hitler, entre le début des années 1920 et 1945. On y saisit des bribes fortuites de ses débuts obscurs, on le voit devenir l’homme politique omniprésent des campagnes électorales incessantes sous la république de Weimar et, enfin, un dictateur triomphant jusqu’à la guerre. On y découvre comment les Allemands ont vécu cette époque et comment ils vivaient avec son souvenir dans les années 1970.

Extraits de Avez-vous vu Hitler ? de Walter Kempowski (Nouveau Monde – mars 2014)

Actrice, 1911

Le téléphone a sonné : « Ici la chancellerie du Reich » « Oui, que puis-je pour vous ? » « Le Chancelier du Reich vous convie à souper demain soir. » J’ai répondu : « Oui, où est-ce ? » « Nous ne sommes pas à la chancellerie, celle-ci est en travaux. » Je me suis habillée pour la circonstance, nous étions encore très jolie, et nous y sommes allée, il y avait déjà quelques personnes en bas, l’ascenseur conduisait à un grand appartement avec trois ou quatre pièces et une grande salle à manger où se tenaient déjà 12 à 15 personnes. Il y avait Riefenstahl[1], cette très jolie Norvégienne, Astrid Späth [?], et Renate Müller[2], un vrai ange, une enfant, il n’y a plus de femmes comme elle, il n’y a plus personne de la pointure de Müller ou de Dorsch.

[image:2,s]Hitler nous a invités à nous mettre à table. Je ne me souviens pas des conversations, rien que du blabla sans doute. Plus tard, je lui ai demandé s’il habitait ici. « Oui, c’est mon appartement, puis-je vous le faire visiter ? » « Oui, cela m’intéresserait beaucoup de voir comment est votre chez-vous. » Il m’a montré l’appartement et : « Ici, c’est ma chambre à coucher. » « Ah, mon Dieu, comme c’est inconfortable ! » Il n’y avait qu’un lit de fer, une table, une chaise, le tout très élémentaire. Il n’avait pas d’arrière-pensées en me montrant sa chambre, il voulait simplement me faire visiter son appartement. C’est comme ça qu’il vivait. Il ne mangeait pas non plus de viande. Par la suite, je suis retourné à la chancellerie, un an après, nous avons été invités plus fréquemment, mais j’y ai mis un terme.

Installateur de poêles, 1915

Hitler me doit 5 marks. C’était en juillet 1934. À l’époque, l’été, je partais en vélo avec mon ami Karo. Nous n’avions que 20 marks pour quatorze jours, et pour les avoir je devais ratisser toute ma famille, 1 mark par-ci, 1 mark par-là. À Bad Reichenhall[3], il y avait la maison du Führer. Nous avons passé la nuit dans une grange avec d’autres jeunes et ils nous ont raconté : « Vous devriez aller voir le Führer, il donne 5 marks. » Le lendemain, nous avons roulé jusque là-haut. Il pleuvait à torrents. Et en haut, il y avait foule, tout le monde allait chez Hitler.

Comme nous avions faim, nous sommes allés à l’unique boulangerie du coin, tout était déjà vendu, il ne restait que des gaufres à 5 marks pièce, un prix fou. On en a pris une chacun. Et il y avait une queue pas possible devant chez lui, nous avons attendu et attendu ; c’est toujours comme ça dans ces occasions-là, il faut toujours attendre.

Tout à coup, il y a eu du mouvement dans la foule, ça avançait comme dans un entonnoir de plus en plus étroit, jusqu’à ce que nous nous retrouvions en rangs sur trois files devant une porte en bois. Hitler était dans l’encadrement et il faisait son salut, de façon non réglementaire, et les gens le saluaient aussi.

Quand nous fumes passés à notre tour, mon copain m’a dit : « Et les 5 marks ? » Nous n’y avions plus pensé. On a refait la queue pour repasser devant Hitler, mais il n’était plus là, la porte était fermée. Et voilà comment Hitler me doit 5 marks.

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Walter Kempowski (1929-2007), écrivain allemand, né à Rostock, fut arrêté en 1948 par les services soviétiques pour espionnage au profit des Américains. Libéré en 1956, il revint à Hambourg et s’engagea dans une carrière d’écrivain. On lui doit une quarantaine de romans. Il est célèbre pour avoir recueilli et publié une monumentale collection (plus de 3 000 pages) de témoignages sur l’époque nazie, Echolot (en français «sonar»), faite de centaines d’écrits personnels (lettres, pages de journaux intimes…).

[1] Helene, dite Leni Riefenstahl (1902-2003), actrice et réalisatrice de films, proche de Hitler depuis 1932, réalisa plusieurs longs-métrages et des documentaires de commande pour le régime, notamment Sieg des Glaubens / Victoire de la foi, Triumph des Willens / Triomphe de la volonté, tournés au congrès du parti à Nuremberg en 1933 et 1934, Olympia, sur les jeux Olympiques de Berlin en 1936, ainsi que des films de propagande militaire lors de la campagne de Pologne en 1939.

[2] Renate Müller (1906-1937), actrice de théâtre et de cinéma qui connut le succès avec Die Privatsekretarin (1931), Wenn die Lieb Mode macht (1932), Viktor und Viktoria (1933) et Die englische Heirat (1934).

[3] Ville balnéaire dans les Alpes bavaroises non loin de Berchtesgaden.

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