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Football: plus qu’une passion, un miroir de la société brésilienne

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Supporters de foot brésiliens. (Crédit photo: Alexandru Cristian Ciobanu / Shutterstock.com)

JOL Press : De quand date la passion des Brésiliens pour le football ?
 

Michel Raspaud : Il n’y a pas eu d’évènement marquant au fondement de cette passion. Elle s’est inscrite progressivement dans la société brésilienne, car le football était à l’origine un sport très élitiste, comme dans la plupart des pays. Il a été petit à petit approprié par les classes populaires et s’est ainsi enraciné de manière culturelle dans la société brésilienne.

JOL Press : La Coupe du monde rassemble tous les Brésiliens, amateurs ou non de football. Pourquoi cet évènement provoque-t-il un tel sentiment patriotique ?
 

Michel Raspaud : Le football a rapidement été un rassembleur incontestable de la société brésilienne. Les élites politiques ont aidé à construire ce sentiment d’unité nationale autour de l’équipe de football de la Seleção et rituellement, tous les quatre ans à l’occasion de la Coupe du monde, il y a une frénésie, une émotion et un sentiment partagés autour de la Seleção qui participe à la construction de cette identité brésilienne – avec d’autres aspects de la société comme le Carnaval, la musique populaire etc.

JOL Press : Quelles grandes figures ont marqué l’histoire du football brésilien ?
 

Michel Raspaud : Il y en a beaucoup ! Si l’on devait vraiment les égrener, depuis les années 1920-30 jusqu’à aujourd’hui, on peut parler d’Arthur Friedenreich, surnommé « le Tigre ». Né d’un père d’origine allemande immigré de deuxième génération et d’une mère noire, c’était un joueur particulier parce qu’il était à la fois issu de l’élite et du milieu populaire. Il y a ensuite eu Leonidas da Silva, grande vedette de l’équipe nationale brésilienne lors de la Coupe du monde 1938 en France. Pelé, encore très populaire aujourd’hui, est arrivé en 1958. Il y a ensuite eu Garrincha, puis la plupart des joueurs de l’équipe nationale, qui a gagné pour la troisième fois la Coupe du monde en 1970. On peut enfin citer Zico, Socrates, Romario, Ronaldo, Ronaldhino, et aujourd’hui Neymar.

JOL Press : Y a-t-il un sentiment d’identification, surtout des jeunes générations, à ces légendes du football brésilien ?
 

Michel Raspaud : Chaque jeune génération s’identifie à la figure du football du moment. Si l’on parle de Friedenreich ou de Leonidas aux jeunes générations, elles y seront moins sensibles que si on leur parle de Neymar, Ronaldo ou Ronaldinho. La figure de Pelé, comme il est toujours vivant, est très prégnante dans la société brésilienne et on ne peut pas ignorer son existence dans la mesure où il devenu une star mondiale ainsi qu’une marque. Son nom est devenu un véritable produit commercial.

JOL Press : Le Brésil a beaucoup de joueurs évoluant à l’étranger. Quel est leur impact sur la société brésilienne ?
 

Michel Raspaud : Le fait de jouer à l’étranger n’a pas énormément d’impact direct sur la société brésilienne, mais les Brésiliens sont férus de regarder les matchs des championnats étrangers, en particulier européens. Quasiment toute l’équipe nationale brésilienne joue en effet à l’étranger.

JOL Press : Dans quel sens le football imprègne-t-il la culture brésilienne ?
 

Michel Raspaud : L’équipe nationale, quand elle joue au Brésil, a un impact très important sur la société brésilienne, de même que les grands matchs entre les différents clubs. Il y a énormément d’émissions sur les différentes chaînes de télévision brésiliennes qui parlent de football, qui dissèquent les matchs et les informations, et il y a tout un ensemble d’expressions de la vie courante qui reprennent des métaphores footballistiques. Par exemple, je me souviens d’une discussion entre des Brésiliens au cours de laquelle l’un d’eux a dit : « je te passe la balle » pour dire « je te donne la parole ». C’est ce genre d’imprégnation du football dans le langage quotidien qui montre qu’il est vraiment ancré dans la culture.

JOL Press : À quelles valeurs transmises par le football les Brésiliens sont-ils attachés ?
 

Michel Raspaud : Les valeurs transmises par le foot sont des valeurs en phase avec la société brésilienne. Celle-ci n’est pas une société aussi hiérarchisée, cadrée et organisée que la société allemande ou suisse par exemple. Le football brésilien est un football d’évitement, de louvoiement, de dribble, d’arrangements, comme fonctionne la société brésilienne. C’est une société où l’on arrive toujours à ses fins en contournant les choses. Les joueurs brésiliens dribblent finalement leur adversaire comme on dribble un peu les lois ou les gens dans la société brésilienne.

JOL Press : On parle régulièrement du Brésil en évoquant les inégalités frappantes de la société. Le football est-il une manière de transcender ces inégalités ?
 

Michel Raspaud : Le foot est un sport qui traverse toute la société brésilienne, pratiqué et adoré par les classes populaires. Mais il n’est pas le seul sport adulé : beaucoup d’autres pratiques sportives se sont développées dans la société brésilienne comme le volleyball ou le basket, dans lesquelles les Brésiliens peuvent aussi être très forts. Le football a été une forme d’ascenseur social pour des gens issus de milieux assez modestes. Mais cet ascenseur fonctionne moins bien aujourd’hui, dans la mesure où ce sport est devenu extrêmement professionnel : il y a donc tout un ensemble de règles à respecter en termes de comportement et d’attitude, qui fait que si l’on n’a pas intégré ce genre de choses dans sa jeunesse, c’est assez difficile ensuite de pouvoir supporter les règles de ce milieu professionnel qui reste quand même très exigeant.

JOL Press : Le salaire souvent très élevé des joueurs peut-il néanmoins être un frein à cette passion pour le football ?
 

Michel Raspaud : Ce n’est pas un frein parce qu’un joueur qui a du talent touche le salaire qu’il mérite de recevoir. Il y a toute une économie qui tourne autour de cela. Les contestations contre la Coupe du monde qui ont lieu depuis un an ne sont pas contre les salaires des joueurs mais contre l’argent public déboursé dans des infrastructures dont on se demande si elles vont servir après la Coupe du monde… Et les Brésiliens, surtout les classes moyennes éduquées, qui vont à l’université, connaissent le fonctionnement des sociétés européennes et leurs exigences en termes de santé ou d’éducation par exemple, ne veulent plus se contenter de ce qu’on leur donne.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Michel Raspaud est sociologue du sport et des loisirs, professeur à l’Université Joseph Fourier de Grenoble. Il est notamment l’auteur de L’histoire du football au Brésil, Editions Chandeigne, 2010.

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