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Je t’aime, je te hais: le rapport paradoxal des Français au travail

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La frontière entre le travail et le hors-travail est de plus en plus poreuse (Photo: Shutterstock.com).

JOL Press : Comment qualifier le rapport des Français au travail ?
 

Vincent de Gaulejac : Il s’agit d’un rapport très ambivalent. D’un côté, le travail est perçu comme le lieu de la réalisation de soi, il permet d’être reconnu, d’avoir un statut. Le travail est au cœur de l’existence sociale et de l’épanouissement de l’individu. D’un autre côté, c’est aussi le lieu de la contrainte, voire pour certains de l’exploitation et de la pénibilité. Le travail peut devenir la préoccupation principale, ce qui absorbe toute l’énergie et la réflexion. Avant, on parlait du «lieu de l’aliénation» – de l’endroit où l’on devient étranger à soi-même, où l’on est gouverné par autrui. Ces deux aspects coexistent, avec des variables selon le type d’emploi que l’on occupe.

JOL Press : Selon un sondage GFK publié en novembre 2013, seuls 42,7% des actifs français disent aimer leur emploi. Comment l’expliquer ?
 

Vincent de Gaulejac : Le résultat de cette enquête d’opinion illustre parfaitement le paradoxe dont je parlais en début d’entretien. D’ailleurs, ce phénomène ambivalent explique pourquoi les sondages ne peuvent pas rendre compte correctement du rapport au travail. On peut à la fois aimer et détester son emploi, être motivé et se désinvestir : c’est ce qui caractérise le travail moderne. La majorité des gens aiment leur emploi. Plus que le travail lui-même, c’est l’empêchement de bien faire son travail qui fait souffrir ou qui fait qu’on n’aime pas son poste. Ainsi, 50% des actifs affirment être stressés au travail, mais ça ne les empêchent pas d’aimer leur job.

JOL Press : Quel est le rapport des Français à la valeur travail ?
 

Vincent de Gaulejac : Autrefois, la conception de la valeur travail était très influencée par le marxisme. Il s’agissait de vendre sa force de travail à un propriétaire des moyens de production. En cela, l’ouvrier développait l’estime de soi et se réalisait par ce qu’Hannah Arendt appelait l’homo faber, c’est-à-dire par ce qui est produit comme œuvre.

Aujourd’hui, on est passé d’une valeur attachée au faire à une valeur attachée à l’être, renvoyant à une société narcissique où l’estime de soi est soumise à la reconnaissance qu’on peut attendre. On retrouve cela dans l’utilisation des mots ou expressions «excellence», «dépassement de soi», «être numéro 1», «conquérir des parts de marché» etc. Toute une partie de la valeur travail ne dépend plus de ce qu’on réalise en termes de faire, mais de l’image que l’on donne de soi en termes de réussite sociale et de performance – même si cela est largement illusoire. Cette évolution explique notamment pourquoi beaucoup de travailleurs ont soif de reconnaissance.

JOL Press : Quelle autre évolution peut décrire le travail moderne ?
 

Vincent de Gaulejac : Un manager me disait récemment : «Désormais, on est libre de travailler 24h/24», grâce aux smartphones et aux ordinateurs portables. Ce qui peut être perçu comme une grande liberté peut aussi être considéré comme le degré maximal de l’aliénation. Cette situation ne concerne pas tous les actifs, mais l’évolution du travail va dans ce sens. C’est tout l’enjeu de la tertiarisation du travail : les emplois manuels, physiques et industriels décroissent, tandis que les emplois de service augmentent. Pour cette dernière catégorie, la frontière entre le travail et le hors-travail est de plus en plus poreuse. C’est par exemple toute l’ambiguïté du débat sur les 35 heures.

JOL Press : Retrouve-t-on les mêmes évolutions et les mêmes problématiques ailleurs qu’en France ?
 

Vincent de Gaulejac : Ces observations sont liées à la globalisation, mais les réactions à ce phénomène sont différentes selon les pays. En France, nous n’avons pas encore pris la mesure de ces transformations et nous n’en avons pas tiré les conséquences. D’où le récent débat autour des mails : faut-il les interdire après 18h ?

Propos recueillis par Marie Slavicek pour JOL Press

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Vincent de Gaulejac est professeur de sociologie à l’UFR de sciences sociales de l’université Paris 7 Denis Diderot. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont La recherche malade du management (Quae, 2012), Manifeste pour sortir du mal-être au travail avec Antoine Mercier (Desclée de Brouwer, 2012) et Travail, les raisons de la colère (Seuil, 2011). Son site : www.vincentdegaulejac.com

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