Entretien avec Guillaume Lagane, maître de conférences à Sciences Po Paris et auteur de plusieurs ouvrages de relations internationales dont « Questions internationales » (2010) ou « Premiers pas en géopolitique » (2012), aux éditions Ellipses.
L’ancien ministre UMP du Travail Xavier Bertrand a assuré, sans citer ses sources, que le gouvernement préparait 1,5 à 2 milliards d’économies sur le budget de la Défense, malgré une promesse de sanctuarisation de François Hollande. Quelles pourraient alors être les conséquences ?
[image:1,l]
« Ce qui est prévu, le monde de la Défense nationale le sait précisément, ce qui a été demandé, c’est de prévoir des coupes budgétaires de 1,5 à 2 milliards d’euros par an pendant trois ou quatre ans, de façon à pouvoir espérer atteindre les 50 milliards d’euros », a lancé Xavier Bertrand sur le plateau du Grand rendez-vous Europe1/i-Télé/Le Monde, le 11 mai dernier. Si Manuel Valls a assuré qu’il n’existait pas de « plan caché » de réduction des crédits de la Défense, il a tout de même affirmé que chacun devait « faire des efforts ». C’est dit…
JOL Press : Le budget de la Défense serait à nouveau dans la ligne de mire de Bercy. Faut-il s’en inquiéter ?
Guillaume Lagane : L’an dernier, une loi de programmation militaire a été votée qui fixait un cadre budgétaire pour les cinq prochaines années et qui permettait de rééditer les objectifs du Livre Blanc pour la Défense dont la version la plus récente date également de l’an dernier. Toutefois, compte-tenu de l’extrême précarité de nos finances publiques – je rappelle que la France n’a pas eu de budget équilibré depuis 1974 – et des exigences de la Commission européenne, le plan gouvernemental de réduction des dépenses publiques – 50 milliards d’euros dont 18 pour l’Etat – subit de nouvelles contraintes et il paraît évident que la Défense, qui est le deuxième budget de l’Etat après l’Education nationale, apparaît comme un candidat tout désigné pour faire des économies.
On ne peut que s’inquiéter de cette situation parce que l’effort général de Défense en France est considéré comme insuffisant. L’Otan a demandé à ce que chacun des Etats membre consacre 2% de son PIB à la Défense, la France est en dessous et de nouvelles mesures d’économie la feraient à nouveau décrocher.
JOL Press : Dans ces conditions, pourquoi faire encore une fois participer la Défense à l’effort national ?
Guillaume Lagane : Il est évident que lorsqu’on regarde la structure des dépenses publiques, la Défense n’est pas nécessairement le budget le plus important ; les dépenses publiques en France sont très majoritairement des dépenses sociales : on évalue à 300 milliards d’euros le montant des prestations sociales versées chaque année. La Défense, avec un budget 10 fois inférieur, offre des marges de manœuvre plus facile. Pourquoi ? Je pense qu’il y a trois raisons. Les Français citent systématiquement la Défense comme le budget dans lequel on peut couper parce que fondamentalement, depuis la fin de la Guerre froide, ils ne se sentent pas en danger, ils n’ont pas l’impression que les crises internationales sont de nature à les menacer. Du coup, ils ne voient pas l’utilité de maintenir une Défense très forte.
Par ailleurs, l’armée, c’est aussi la « grande muette », un corps qui n’a pas le droit de faire grève, sa résistance aux réformes est donc moindre. Enfin, une part importante du budget de la Défense est consacrée à des programmes d’équipement qui sont plus faciles à réduire ou à décaler que des prestations sociales qui toucheraient directement les Français dans leur vie quotidienne.
JOL Press : Quelles pourraient être les conséquences d’une nouvelle coupe dans le budget de la Défense ?
Guillaume Lagane : Tout dépend de la manière dont on procèderait. S’il s’agit d’une amputation limitée et symbolique, globalement la cohérence de la loi de programmation militaire serait maintenue. Si, en revanche, le budget de la Défense subit les coupes importantes qui sont annoncées, il y a deux solutions : soit la France maintient l’ensemble de sa panoplie militaire mais sur un mode dégradé – elle ne pourra alors plus avoir l’autonomie qu’elle avait jusqu’ici – soit elle renonce à un pan majeur de sa panoplie militaire – le budget nucléaire qui représente à lui seul un tiers des investissements du ministère de la Défense pourrait alors être amputé.
Il s’agirait alors du déclassement de la puissance militaire française et, derrière, de la capacité de la France à agir dans le monde et à tenir son rang de membre du Conseil de sécurité de l’ONU.
JOL Press : La loi de programmation militaire risque donc de ne pas être respectée. Est-ce déjà arrivé par le passé ?
Guillaume Lagane : La caractéristique des lois de programmation militaire c’est qu’elles ne sont, en général, pas respectées puisque ce qui prévaut en France c’est le droit budgétaire annuel : chaque loi de finance est souveraine et n’est pas obligée de respecter les lois de programmation qui sont pluriannuelles. Le Livre Blanc, en 2008, avait donné lieu à une loi de programmation militaire qui avait démarré en 2009, loi très ambitieuse qui avait rencontré de nombreuses difficultés après le départ de la crise économique de 2008 et qui n’avait donc pas été respectée. Et il y a de grande chance pour que la dernière loi de programmation connaisse le même sort.
Le fait que ces lois n’aient pas été respectées par le passé a, petit à petit, entraîné des difficultés pour l’armée française qui reste l’une des meilleures armées du monde mais qui ne bénéficie pas des moyens qu’on a pu mettre à sa disposition dans le passé. En 1962, à la fin de la guerre d’Algérie, la France consacrait 4% de son PIB à la Défense, aujourd’hui on est à moins de 2%. En comparaison, un pays comme les Etats-Unis continue de consacrer à peu près 4% de son PIB à son armée ; en conséquence son armée est extrêmement efficace et déployée partout dans le monde.
Le niveau du budget de la Défense reflète en grande partie la place qu’on souhaite donner aux forces armées au niveau de la Nation mais aussi au niveau mondial. S’il est vrai qu’on peut faire des économies, qu’on peut faire mieux avec moins, il y a aussi des limites.
JOL Press : Peut-on envisager, à terme, de ne plus avoir les moyens de posséder l’arme nucléaire ?
Guillaume Lagane : Le choix de l’arme nucléaire est un choix qui a été fait sous la présidence De Gaulle et sur lequel on n’est jamais revenu. On continue de consacrer des sommes importantes au développement des secteurs nucléaires, en particulier des missiles, donc je ne pense pas qu’on va revenir là-dessus, il n’y a pas de consensus sur l’abandon de l’arme nucléaire. Mais le problème c’est que tous les Etats qui possèdent l’arme nucléaire améliorent sans cesse leur technologie et si on ne met pas des moyens dans l’amélioration des performances, on envoie un message de faiblesse aux autres et, d’une certaine manière, on garde une arme dont le niveau de technologie n’est plus le plus abouti.
C’est un sujet sur lequel il est difficile d’avoir une position intermédiaire : soit on met des moyens plus importants dans la recherche et on reste dans la course, soit on abandonne la course et on maintient une arme qui reste efficace mais qui n’est pas aussi dissuasive que celle des Etats rivaux ou adversaires de la France.
JOL Press : Faut-il pour autant donner plus de moyens à l’armée ?
Guillaume Lagane : Non, il faut être réaliste. Dans l’état de nos finances publiques, ce n’est pas réaliste d’imaginer que l’armée puisse augmenter son budget. Elle a pu se réformer par le passé, elle a abandonné la composante terrestre de son arme nucléaire en 1996, elle peut continuer à réduire ses moyens mais la question finira par se poser de savoir si la France peut rester membre du Conseil de sécurité si elle n’a pas derrière elle un outil militaire qui soit capable de se déployer et d’être utilisé dans l’espace international.
Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press