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Le Front national en tête: l’abstention fera-t-elle mentir les sondages?

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« L’abstention a été notre principale difficulté jusqu’à présent », estime ainsi Louis Aliot, vice-président du FN. « Il va falloir convaincre les classes populaires qui considèrent que le “machin européen” ne sert à rien de voter pour nous ». Les abstentionnistes seraient-ils pour la plupart issus des rangs du FN ?

JOL Press : Pourquoi les élections européennes ne mobilisent pas les Français ?

Erwan Lecœur : Le fort taux d’abstention est traditionnel à l’occasion des européennes, notamment en France mais aussi dans d’autres pays, pour deux raisons principales. L’Europe reste aujourd’hui une espèce de chose inaccessible pour la plupart des gens. L’Europe a été très peu incarnée, un peu par Jacques Delors ou Daniel Cohn-Bendit, et on ne sait quasiment pas qui sont les élus européens. Le Parlement européen n’ayant pas de véritable pouvoir ni de véritable incarnation – le président du Parlement, personne ne le connaît – quand les Français parlent de l’Europe, ils pensent au couple franco-allemand, c’est-à-dire aux chefs d’Etat et de gouvernement. Il apparaît assez évident que ces élections, qui ne semblent pas devoir déterminer les chefs d’Etats et de gouvernement, apparaissent comme inutiles.

Il y a, par ailleurs, dans la construction européenne, un choix qui a été fait : l’économique avant tout. Ce choix a créé un manque en termes de citoyenneté, de démocratie, de règles du jeu équitables ou de modes de décision visible. Personne ne sait ce qu’on décide et comment on décide au niveau européen. Le rôle de la Commission, du Conseil ou du Parlement n’est connu de personne. Les Français ne savent pas qu’il existe un Comité des régions (assemblée des représentants locaux et régionaux de l’Union européenne, qui permet aux pouvoirs infranationaux de faire entendre directement leur voix au sein du cadre institutionnel de l’UE) ou un Conseil économique et social européen.

Sur la question européenne, on ne fait pas de pédagogie, parce que l’Europe apparaît comme une sorte d’endroit où on va s’épancher, se relaxer ou prendre une mini-retraite avant de revenir au sérieux, c’est-à-dire la politique nationale. Et ce sentiment est plus fort en France que dans d’autres pays.

JOL Press : Qui sont aujourd’hui les abstentionnistes en France ?

Erwan Lecœur : Traditionnellement, l’abstentionnisme aux européennes se retrouve principalement chez les gens qui ont le moins de niveau de diplômes. C’est quelque chose que l’on a sociologiquement constaté. Il s’agit de ceux qui s’intéressent davantage aux politiques qui leur sont proches et non à ces politiques désincarnées et lointaines. Du coup, on constate un sur-vote des pro-européens et des anti-européens diplômés. Parce que ce sont des élections à la proportionnelle où chaque voix compte, on a une sur-représentation de positions qui peuvent être nationalement moins représentées.

Par exemple, les écologistes pro-européens font parfois de très bons scores aux européennes, comme cela a été le cas en 2009 mais aussi en 1999 et en 1989. Les années en « 9 », les écologistes pro-européens sont plutôt des vainqueurs. Les années en « 4 », c’est plutôt l’inverse : les écologistes et les pro-européens font plutôt de mauvais scores et les mouvements populistes font de bons scores. En 1984, le Front national a émergé sur la scène nationale, en 1994, des populismes plus centristes incarnés par des personnalités comme Bernard Tapie ou Charles Pasqua avaient fait de bons scores, et pour 2014, il faut se préparer à l’entrée au Parlement d’une forte proportion d’anti-européistes et de populistes nationalistes, en France mais aussi dans d’autres pays.

Cette année le vote aura une particularité : il va y avoir une mobilisation relative des anti-européens par rapport aux pro-européens étant donné l’ambiance sociale et politique. Cette particularité va nous conduire à un choc électoral où les forces anti-européennes risquent de mobiliser un électorat qui va renforcer le score du Front national et où, en face, un électorat pro-européen, socialiste traditionnel, voire un peu écologiste ou de centre-droit, qui ne va pas se mobiliser. Si cet électorat ne se mobilise pas, un accident électoral est à prévoir le 25 mai prochain.

JOL Press : Les contestataires sont-ils les mêmes au moment des élections nationales et européennes ?

Erwan Lecœur : De plus en plus, on retrouve les mêmes clivages au moment des élections nationales et européennes puisque, d’une certaine façon, on ne parle jamais d’Europe mais plutôt de la France dans l’Europe. Même au moment des européennes, les contestataires se fichent de l’Europe. On retrouve cependant deux types de contestation, comme en 2005, au moment du traité constitutionnel européen.

On a une contestation de gauche qui est forte et incarnée, par exemple, par Jean-Luc Mélenchon et le Front de gauche ou par José Bové. Cette contestation considère que l’Europe ne va pas assez loin sur le plan social, écologique ou fiscal, et dénonce une emprise des libéraux sur les institutions de l’Union. On retrouve cette contestation au niveau national, les arguments sont les mêmes pour critiquer une Europe qui fait trop de place aux financiers et à l’économique et une France qui fait trop de place au CAC 40 et aux financiers. Cette contestation de gauche a pris une grande importance dans certains pays, je pense notamment à la Grèce et à Alexis Tsipras qui se présente à la présidence de la Commission.

Une autre contestation existe aussi en Europe, qui a fortement grandi au cours de ces dernières années, celle du populisme nationaliste. On voit bien, là aussi, que ce que Marine Le Pen incarne avec ses attaques contre l’Europe et l’euro mais aussi contre l’islam ressemble beaucoup à ce que l’on retrouve ailleurs en Europe, notamment aux Pays-Bas ou au Danemark. On assiste-là à une sorte d’internationale des nationalistes qui émerge et dont Marine Le Pen souhaite clairement prendre le leadership et il est fort probable qu’elle devienne la cheftaine des nationalistes européens.

JOL Press : Si l’abstentionniste aux européennes est plutôt issu des classes populaires, ne peut-on pas dire que l’abstention est le pire adversaire de Marine Le Pen ?

Erwan Lecœur : C’est la grande question pour le Front national. Traditionnellement lorsque son électorat s’abstient, parce que l’Europe ne l’intéresse pas, le FN fait de mauvais scores. Quand les cadres du parti ne parviennent pas à convaincre, comme en 1999 (5,7%) ou 2009 (6,3%), la mobilisation n’est pas au rendez-vous. Pour cela, le FN doit donner aux européennes une dimension nationale, s’il n’y parvient pas il fait un mauvais score. Quand il arrive à faire de ces élections une sorte de référendum anti-gouvernement, anti-immigration, anti-euro, comme Marine Le Pen semble le faire, alors il arrive à mobiliser un électorat qui traditionnellement ne vient pas voter à ces élections. On peut alors parler d’un vote contestataire qui utilise un scrutin pour exprimer  des attentes sur le plan national.

Si Marine Le Pen et ses amis du Front national devaient être élus en grand nombre, on peut d’ores et déjà estimer qu’ils utiliseront ce statut d’élu pour l’argent que cela confère et non pour travailler au Parlement européen.

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Erwan Lecœur est sociologue et politologue spécialiste de l’extrême droite, notamment du Front national. Il est l’auteur d’une thèse et de nombreux ouvrages. Parmi eux : Face au FN (Le Passager Clandestin – 2013), Dictionnaire de l’extrême droite (Larousse – 2007) ou encore Un néo-populisme à la française : Trente ans de Front National (La Découverte – 2003).

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