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Le gaz, nerf de la guerre?

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Poutine sait que son meilleur atout est le gaz. Crédit : Shutterstock

 
JOLPress : A quel point la Russie est-elle dépendante de ses exportations de gaz ?
 

Céline Bayou : A un point énorme puisqu’on estime que les exportations d’hydrocarbures contribuent à plus de 40% du PIB (Produit Intérieur Brut) russe.

En particulier les exportations vers l’Europe au sens large – c’est à dire pas exclusivement l’Union Européenne – qui représentent 75% du gaz exporté.L’UE est donc un client essentiel, même si la Russie a depuis quelque temps une politique de diversification et essaye d’avoir un panel de clients un peu plus large pour moins être en situation de dépendance.

JOLPress : Est-ce l’UE qui est dépendante de la Russie ou l’inverse ?
 

Céline Bayou : C’est bien la question. Si je reprend le discours de Poutine, il prétend que c’est la Russie qui est plus dépendante de son client européen qu’inversement.

Mais l’UE rétorque que c’est elle qui est trop dépendante de la Russie.

L’autre argument de Poutine est de dire qu’ils sont un fournisseur fiable et qu’ils l’ont prouvé depuis que l’Union soviétique vend de l’énergie à des pays européens, puisqu’ils n’ont jamais été défaillants.

Cela fait partie de son discours habituel quand les européens disent qu’ils veulent diversifier leur mix énergétique et leurs fournisseurs.

Pour l’instant, 25% du gaz consommé dans l’UE est d’origine russe. Les sources européennes sont assez réduites, l’Algérie ne peut pas en fournir beaucoup plus et c’est très compliqué d’avoir d’autres fournisseurs.

Il y a des projets pour le GNL (gaz naturel liquéfié) mais c’est cher et ça prend du temps. Pour les énergies renouvelables, il y a des discours d’intention mais la réalité est différente.

L’UE et la Russie sont très dépendants l’un de l’autre.

JOLPress : N’est-il pas paradoxal que Poutine soit aussi agressif en Ukraine et que dans le même temps il veuille garder les faveurs de l’UE pour ses exportations de gaz ?
 

Céline Bayou : On ne sait pas très bien jusqu’où il a prévu d’aller. C’est sûr qu’il se met dans une position délicate vis-à-vis de l’UE mais en même temps il maitrise son sujet.

On voit bien que la façon dont il manœuvre depuis une dizaine d’années – notamment sur la question énergétique – est extrêmement habile.

L’Ukraine, ce gros pays où 80% du gaz exporté vers l’Europe transitait, posait un problème à Poutine. Il a pris les choses en main en construisant le Nord Stream, un gazoduc qui va de la Russie à l’Allemagne en passant par la Mer Baltique, ce qui lui évite d’avoir le moindre pays de transit.

Actuellement, il s’est lancé dans la construction du South Stream, qui doit partir des rives russes de la Mer Noire pour arriver en Bulgarie. A terme il ne devrait plus avoir besoin de faire passer du gaz par l’Ukraine.

C’est beaucoup d’argent investi mais une stratégie cohérente. Bien sûr, la situation géopolitique actuelle va bien au-delà de la question des enjeux gaziers.

JOLPress : Quel impact la montée du prix du gaz a sur les ukrainiens ?
 

Céline Bayou : Pour l’instant je pense que ça n’en a pas, l’augmentation se fera vraiment ressentir l’hiver prochain. 

Vu l’état de déliquescence dans lequel se trouve l’Etat ukrainien, je ne vois pas comment il va pouvoir subventionner le gaz, comment il va faire pour le facturer à un prix correct aux habitants.

Et puis c’est aussi un pays industriel, avec des grosses entreprises qui ont une importante consommation d’énergie, donc c’est un vrai problème de ne plus bénéficier du prix d’ami.

Il y a des arriérés de paiement de près de 2 milliards de $.

Pour les russes, cela fait des années qu’ils font transiter du gaz par l’Ukraine et qu’il y a des problèmes parce que le pays est instable, notamment avec les crises en 2006 et 2009 où ils ont accusé les Ukrainiens de siphonner une partie du gaz destiné à l’Europe. De plus, l’Ukraine ne paye pas, ou en tout cas pas dans les temps.

La Russie monte donc le ton, et choisit d’arrêter de lui faire un prix d’ami.

Le jugement moral est une autre question, mais en terme de logique économique c’est compréhensible.

Là où je suis un peu perplexe, c’est concernant l’accord selon lequel la Slovaquie va envoyer un peu de gaz à l’Ukraine grâce aux nouvelles installations de l’UE, qui permettent à la fois d’importer et d’exporter du gaz. A mon avis, Poutine rit doucement dans son coin parce que ce n’est que du dépannage et pas une solution.

Et puis l’hiver prochain je ne suis pas sûre que la Slovaquie veuille toujours envoyer du gaz en Ukraine.

Que pensez-vous des récentes sanctions infligées par les occidentaux ?
 

Céline Bayou : Certes, on s’attaque à un certain nombre de responsables d’entreprises et à leurs avoirs, mais on ne s’intéresse pas à Gazprom et aux entreprises russes parce qu’on y a vraiment pas intérêt. De son côté, la Russie sait qu’elle ne doit pas aller trop loin, parce que si elle se retrouve avec son gaz sur les bras ça serait une catastrophe pour son budget.

 

Céline Bayou est chargée de cours à l’INALCO et membre du CREE (Centre de recherche Europes-Eurasie) de l’Inalco.

Ses travaux portent notamment sur les interdépendances énergétiques dans l’espace européen et sur la transition politique, économique et sociale dans les Etats baltes.

Parmi ses publications, sur la thématique énergétique :

– « Le gazoduc South Stream. Avatar des interdépendances énergétiques russo-européennes », P@ges Europe, à paraître le 6 mai 2014.

– « L’arme énergétique. Un usage de ‘bonne guerre’ », Questions internationales, Dossier « La Russie au défi du XXIe siècle », n° 57, septembre-octobre 2012, pp. 80-86.

– « Russie. Gazprom dans la ligne de mire de l’Union européenne », Grande Europe, août 2011

 

Propos recueillis par Benjamin Morette

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