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Le modèle chinois est-il exportable en Afrique?

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L’évolution de la Chine ne peut se comprendre qu’en cernant les singularités de cette civilisation qui, depuis plusieurs millénaires, a pris une voie différente de celle de l’Occident. (Photo: Shutterstock.com).

Où va la Chine ? Pour les uns, elle est en train de s’orienter vers une économie de plus en plus intégrée à la mondialisation capitaliste. Pour les autres, l’empire du Milieu reste maître de son développement grâce à un puissant parti‐Etat qui sait allier loi du marché et régulation étatique. Comment expliquer ce succès qui, après trente ans de réformes, l’a hissé au deuxième rang des grandes puissances de la planète ? Ce pays peut‐il poursuivre dans la même voie sans des réformes qui dépassent le seul domaine économique ? Pour répondre à ces questions, l’observation des taux de croissance, des niveaux des réserves monétaires et du pouvoir d’achat ne suffit pas. 

Extrait de Naissance de la Chine moderne – L’empire du Milieu dans la mondialisation, de Quỳnh Delaunay (Les Editions de l’Atelier – 17 avril 2014)

Les succès obtenus par la Chine en si peu de temps n’ont pas manqué de susciter des interrogations au sein des sociétés dont le niveau de développement économique et social était comparable il y a une trentaine d’années. Certains responsables politiques africains n’hésitent pas à faire une analyse de leurs insuffisances. Alors que l’Afrique reçoit des aides de la part des Occidentaux et possède un sous-sol remarquablement riche, les pays africains ne décollent pas. Ils mettent en cause les conditions de l’octroi de cette aide. Ils veulent profiter de l’expérience chinoise, en nouant des coopérations avec la Chine sur d’autres bases. Mais le modèle chinois peut-il s’exporter dans ces sociétés ? Nous montrerons d’un côté les caractéristiques de la coopération chinoise avec certains pays d’Afrique, telles qu’elles ont été analysées par un responsable africain, et de l’autre combien l’expérience chinoise repose sur des particularités de la Chine qui font gravement défaut aux sociétés africaines. 

1) Alors que les Occidentaux se prévalent d’un mode de vie attractif et quasiment inatteignable par d’autres, la Chine serait en train d’offrir des conditions plus modestes mais plus humaines de satisfaction des besoins. Ces conditions correspondraient aux capacités de la plupart des sociétés non développées : un marché du travail abondant, des travailleurs peu exigeants au point de vue des conditions de travail et des salaires, un immense marché de consommateurs affamés et insatiables, des biens de consommation de masse abordables.

2) En Afrique, avec la crise, les donateurs qui étaient d’anciennes puissances colonisatrices diminuent le montant de leur aide. Celle-ci est souvent critiquée pour ses clauses contraignantes: ingérence dans les affaires intérieures et orientation dans le seul intérêt du donataire. L’exemple le plus parlant est celui de la Françafrique où les changements de chefs d’État s’effectuent sous l’égide de la France. Face à cette domination néocolonialiste, la coopération avec la Chine apparaît plus adaptée. 

3) Cette coopération devrait permettre à l’Afrique d’aborder la modernisation dans des conditions plus acceptables, car les conditions de prêts de la Chine seraient plus intéressantes (taux d’intérêt nuls ou faibles, effacement de la dette en cas de difficulté, construction d’infrastructures contre une ouverture du marché intérieur et une exploitation des ressources naturelles). La présence chinoise serait source d’apprentissage et de transfert d’expérience sur la base des problèmes de même nature (sous-développement). Autre avantage : la Chine ne lie son aide à aucun droit de regard sur la nature du régime politique en place, contrairement aux Occidentaux pour qui le respect des droits de l’Homme dans le pays receveur conditionne le versement de la contribution. C’est en aidant au développement matériel que la Chine pourrait, sans ingérence, apporter la démocratie et combattre la corruption. Les Chinois qualifient ces accords de « gagnant-gagnant ». 

4) Cependant, un examen critique de ces accords montre qu’ils se réalisent dans des situations d’inégalité assez classiques entre partenaires de niveau différent. En effet, le continent africain fournit à la Chine les matières premières qu’elle transforme chez elle avec des entreprises employant une main-d’œuvre bon marché. Dans le textile par exemple, la compétitivité se trouverait faussée par les subventions versées par les provinces chinoises à leurs entreprises locales qui peuvent ainsi réexporter leur toile en Afrique à des prix concurrentiels. La Chine ne semble pas échapper à la situation de puissance dominante, renouant, malgré ses dénégations, avec le colonialisme. Son intervention se résumerait à des échanges, sans tracer aucune perspective de progression pour l’Afrique. Elle viserait uniquement des buts commerciaux. Loin d’aboutir à un effet d’entraînement, sa présence entraînerait des perturbations dans les sociétés locales où sa main-d’œuvre, ses besoins et ses produits se présenteraient comme des éléments destructeurs. Dans ces conditions, l’ouverture du marché intérieur africain se traduit par l’invasion des produits chinois, de qualité médiocre (électroménager, matériel de cuisine, petit équipement semi-durable) mais à prix compétitifs, répond aux faibles exigences de la population, détruisant le peu d’industrie locale existante. Sur le plan des équipements, elle rendrait l’Afrique captive des technologies chinoises.

[image:2,s]5) Un autre type d’échange, qui sera juste mentionné ici, intéressant à court terme pour l’Afrique, mais pouvant poser problème dans le futur, consiste pour la Chine à lui acheter des terres pour les mettre en valeur. En effet, la Chine manque cruellement de surfaces cultivables pour nourrir sa population, et ce d’autant plus que l’industrialisation et l’urbanisation entraînent des expropriations dans ses campagnes. La production agricole ainsi obtenue est destinée à la « mère patrie » pour combler les déficits de sa propre production et pour soutenir sa politique de sécurité alimentaire. Elle sert aussi à l’exportation vers d’autres pays (Europe, notamment). En introduisant de meilleures technologies et une meilleure organisation du travail, elle accroît la productivité des champs ainsi mis en valeur, ce qui pourrait nourrir la population d’Afrique, même avec une croissance démographique très forte. Sur le court terme, l’Afrique peut y trouver son avantage. Mais à long terme, le marché des produits agricoles étant déréglé, le succès de cette politique tournée vers l’exportation ne garantira pas la sécurité alimentaire de sa population. À cela, il faut ajouter les risques de pollution et d’érosion des sols que les méthodes d’exploitation intensive de l’agriculture chinoise font courir à l’ensemble du continent africain.

6) Le même phénomène de dislocation des communautés locales, constaté dans les sociétés qui cherchent le développement industriel, pousse vers la ville des masses rurales déracinées, sans pour autant que soient dessinées les perspectives d’une meilleure organisation sociale. Par contraste, la Chine, dépourvue de ressources naturelles abondantes (pétrole, minerais), semble pouvoir – jusqu’ici – gérer le changement de fac ̧on maîtrisée et coordonnée, alors que les autres sociétés sont entraînées dans la spirale du désordre, quand il ne s’agit pas de guerres ouvertes. 

7) Dans ces sociétés qui souvent ignorent l’existence des États et même souvent la notion de nation et connaissent de multiples clivages (historiques, ethniques, religieux, territoriaux), les tentatives pour y introduire l’économique aboutissent le plus souvent à mettre en place des régimes autoritaires, sans produire une réelle amélioration du niveau de vie. Là où les mouvements sociaux (Tunisie, Égypte) semblent aller vers la destruction des structures traditionnelles et vers la reconnaissance de l’individu, l’absence d’atouts politiques, sociaux et idéologiques de la Chine ne facilite pas l’émergence de solutions de sortie du sous-développement.

8) Le modèle chinois repose sur les spécificités propres à la Chine : relative homogénéité ethnique et culturelle, absence de freins religieux, démographie maîtrisée de gré ou de force, augmentation de la productivité agricole et exode rural contrôlé, discipline et culture du travail propices aux mutations industrielles, idéologie de l’adaptation, de la cohésion et du consensus, existence d’un État fort ayant la confiance de la population.

9) Mais l’insertion de la Chine dans l’économie mondiale doit aussi interroger l’Occident. Pour l’instant la Chine, avec son poids plus quantitatif que qualitatif, peut se présenter comme une revanche sur l’Occident, au nom de ceux qui furent dominés par lui. Ainsi, elle y installe à son tour des activités qu’elle fait fonctionner, comme en Afrique avec ses ressortissants. L’Occident constitue un débouché pour le dynamisme de sa population et ses marchandises fabriquées sur son sol mais aussi ailleurs (Tunisie, Éthiopie, Afrique). L’insertion de la Chine y est lente et discrète. Sa réputation de grande civilisation la devance mais, concrètement, le modèle de vie, le goût et le comportement de ses ressortissants se révèlent plutôt comme ceux d’un pays pauvre et fruste. Sa présence est vécue davantage comme une curiosité exotique que comme une source réelle d’inspiration.

10) La Chine ne peut, pour l’instant, offrir au monde un autre modèle de production et de redistribution, même plus modeste et apparemment, mais seulement apparemment, plus humain. Le cas contraire supposerait que le système de production soit performant et donne naissance à un modèle de consommation plus attractif que celui de l’Occident. Pour l’instant, y compris chez elle, au point de vue de la production, ce sont des journées de travail interminables, sept jours sur sept, des conditions de travail rappelant celles des sociétés occidentales du XIXe siècle, peu de protection sociale. Quant à la consommation, ce sont les formes occidentales qui dominent. La traversée de la Chine fait découvrir la densité des supermarchés au concept occidental et des KFC (Kentucky Fried Chicken), la ruée sur les produits occidentaux – de nature supérieure aux produits locaux –, la multitude des voitures et des portables. L’attrait des cybercafés qui ne de ́semplissent pas, les films de qualité médiocre qui envahissent les écrans, le goût du clinquant, du kitsch et de l’artifice, de la copie, dévalorisent les loisirs qu’étaient la peinture et la calligraphie chinoises, summum de la civilisation et de l’idéal de l’homme civilisé en Chine. Tout cela fournit un spectacle faisant douter de la capacité de ce pays à produire, pour l’instant, un modèle alternatif.

11) Cependant, une civilisation n’est pas seulement matérielle. Elle compte aussi des valeurs morales et intellectuelles. La Chine, qui a montré l’efficacité des siennes en survivant durant des millénaires, pourrait-elle opérer le même acte civilisateur que celui qu’elle fit vis-à-vis des peuples nomades il y a plus de deux millénaires? En leur offrant son avance dans la sédentarisation et dans les techniques agricoles, elle leur permit de sortir de la cueillette, de la chasse et de la pêche, pour accéder à l’écriture et pour les doter de réponses face aux mystères de la nature et de la mort, d’une morale sociale permettant d’établir la paix. Cet énoncé souligne l’importance que revêt pour une civilisation le système de représentation du monde. Avec son poids économique et politique dans le monde, celui de la Chine est-il en concurrence avec celui de l’Occident ? 

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Quỳnh Delaunay est diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris et docteur en sciences de l’éducation. Sociologue du travail et de l’emploi, chercheur honoraire au CNRS, elle est membre de la Fondation Gabriel Péri. Son ouvrage sur la Chine est le fruit de plusieurs années de recherches sur ce pays, son histoire et sa sociologie. Dans ce cadre, elle y a effectué plusieurs séjours. Quỳnh Delaunay a publié plusieurs ouvrages parmi lesquels Histoire de la machine à laver. Un objet dans la société française (Presses universitaires de Rennes, 1994), Société industrielle et travail domestique. L’électroménager en France, XIXe‐XXe siècle (L’Harmattan, 2003) et, en collaboration avec Jean‐Claude Delaunay, Lire le capitalisme contemporain. Essai sur la société du XXIe siècle (Le Temps des cerises, 2007).

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