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«Les Américains croient en Dieu, les Chinois croient en l’argent»

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La domination de l’argent sur la société est l’envers du décor : l’ouverture de la Chine produit l’abondance et multiplie les activités (Photo: Shutterstock.com).

Où va la Chine ? Pour les uns, elle est en train de s’orienter vers une économie de plus en plus intégrée à la mondialisation capitaliste. Pour les autres, l’empire du Milieu reste maître de son développement grâce à un puissant parti‐Etat qui sait allier loi du marché et régulation étatique. Comment expliquer ce succès qui, après trente ans de réformes, l’a hissé au deuxième rang des grandes puissances de la planète ? Ce pays peut‐il poursuivre dans la même voie sans des réformes qui dépassent le seul domaine économique ? Pour répondre à ces questions, l’observation des taux de croissance, des niveaux des réserves monétaires et du pouvoir d’achat ne suffit pas. 

Extrait de Naissance de la Chine moderne – L’empire du Milieu dans la mondialisation, de Quỳnh Delaunay (Les Editions de l’Atelier – 17 avril 2014)

Les Chinois ont toujours cru en l’argent, même lorsqu’il était peu abondant et manquait pour s’enrichir, faute d’opportunités. Il représente le moyen de clore un acte ou de compenser un échange inégal. Il est le symbole du bonheur. Au jour du Nouvel An, il constitue un cadeau commode : enveloppé dans du papier rouge portant des vœux, il est offert aux enfants, aux membres de la famille et aux visiteurs. Il a, jusqu’à présent, peu servi à la domination sociale. Comme il a été dit, dans une société de lettrés valorisant le statut et la hiérarchie des savoirs, les marchands partageaient le bas de l’échelle avec les militaires. Aujourd’hui, l’argent inquiète car il apparaît doté d’une puissance de jouissance de tous les possibles – qui sont nombreux – et de domination, car il ouvre toutes les portes, dont celle du pouvoir. Face à ce matérialisme déclaré qui mine toutes les relations sociales et le cœur de leur morale, certains Chinois s’inquiètent de la perte de sens de leur vie et font un retour sur une quête de spiritualité.

La domination de l’argent sur la société est l’envers du décor : l’ouverture de la Chine produit l’abondance et multiplie les activités. Mais, pour y accéder, il faut cette clé qui ouvre toutes les portes : l’argent. Sa recherche peut devenir une obsession. « Les gens pensent à gagner de l’argent. L’argent occupe de plus en plus de place dans mon esprit. Quand j’étais à Qingdao, je pensais à mes études. Il y a plus d’activités ici. Parfois, je me sens obsédée par l’argent », dit une étudiante (J18). Dans une société qui a connu peu de biens ou seulement des biens utilitaires et qui, maintenant, étale le superflu comme preuve de réussite, l’argent devient le but de la vie : « Les cosmétiques importés de France sont très chers. L’écart entre riches et pauvres est trop grand. Quand je vois cela, je me dis que je travaillerai dur pour avoir de l’argent » (J2).

Si la satisfaction matérielle des besoins de la population fut le credo des dirigeants chinois depuis toujours – le Ciel leur en a donné le mandat –, la course à l’argent et à tous les moyens de se le procurer constitue pour les Chinois une source d’inquiétude. Ils en voient les ravages dans les nouveaux comportements. Dans une société peu habituée à des lois écrites, où tout s’arrange à l’amiable, où tout se négocie et s’achète ouvertement ou sous la table, cette inquiétude transparaît dans les discours.

[image:2,s]« Les valeurs morales ont changé. Avant, on ne pouvait pas parler de l’argent publiquement. Maintenant, à la télé, la radio, on en parle tout le temps, on y donne des rendez-vous aux hommes et aux femmes [pour en parler]. Les femmes cherchent des hommes très riches pour se marier. Les étudiants qui reviennent de l’étranger ne s’habituent pas à la Chine, car on y parle tout le temps d’argent, de logement, de femmes. Avoir un appartement, maintenant, c’est important. Avant, en ville, c’était l’État ou les entreprises qui vous le donnaient » (J14). 

Ainsi, dit une jeune fille, « les Américains croient en Dieu, ils lisent la Bible. Les Chinois croient en l’argent. Aujourd’hui, la morale, c’est l’argent. Les jeunes donnent de l’importance à l’argent… même s’ils savent que ce n’est pas tout » (J10).

Le retrait de l’État et la privatisation des entreprises ont changé le paysage social, reportant la responsabilité des dépenses sur l’individu. Il faut maintenant de l’argent pour tout : l’enseignement n’est pas gratuit, il faut acheter un appartement pour pouvoir se marier, payer une sécurité sociale pour sa santé, offrir des cadeaux pour entretenir des relations.

Face à cette perversité, suffit-il d’adopter le discours des sociétés occidentales d’abondance ? « Les gens cherchent trop les choses superflues, une vie mate ́rielle facile, on travaille beaucoup, mais pour quoi faire ? Ils veulent un appartement, des choses inutiles » (J20). Faut-il retourner à l’âge d’or de l’innocence et de l’honnêteté ? Car, comme le dit un interlocuteur, « avant l’ouverture, les Chinois avaient beaucoup de moralité. Par exemple, si les gens trouvaient de l’argent dans la rue, ils le rapportaient à un agent de police. Maintenant, ce n’est plus du tout cela. Pourquoi ? La plupart des Chinois ont des bas revenus, ils veulent tout, tout de suite. Mais voler, c’est une mauvaise méthode pour augmenter ses revenus » (A6). Arrêter la frénésie de l’argent reviendrait à arrêter la mondialisation et retourner à la pauvreté dans laquelle l’argent n’avait aucune valeur.

Le sentiment religieux, qui s’est investi dans le culte des ancêtres et dans la cohabitation avec les esprits, est ébranlé. Il a fondé la morale sociale sur la croyance dans l’appartenance à une commune humanité qui dote chaque homme de sentiments de pitié et de honte. Mais la honte – la perte de la face – tend à s’estomper avec l’affirmation de l’individu et l’affaiblissement des liens de parenté. Reste la pitié, qui résiste mal à l’anonymat des villes, à la montée des besoins de chacun, à l’incertitude sur l’avenir, et surtout à l’âpre concurrence qui envahit toute la vie sociale. L’exemple de la petite fille écrasée et morte dans l’indifférence générale montre à quel point la ville a eu raison de ce sentiment.

Face à l’érosion de ces deux composantes du ren, beaucoup de Chinois s’interrogent sur le fondement de leur vie. Certains se tournent vers les racines de leur culture, d’autres regardent du côté de l’Occident et du christianisme. Du côté des traditions culturelles, le taoïsme et le bouddhisme sont convoqués. 

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Quỳnh Delaunay est diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris et docteur en sciences de l’éducation. Sociologue du travail et de l’emploi, chercheur honoraire au CNRS, elle est membre de la Fondation Gabriel Péri. Son ouvrage sur la Chine est le fruit de plusieurs années de recherches sur ce pays, son histoire et sa sociologie. Dans ce cadre, elle y a effectué plusieurs séjours. Quỳnh Delaunay a publié plusieurs ouvrages parmi lesquels Histoire de la machine à laver. Un objet dans la société française (Presses universitaires de Rennes, 1994), Société industrielle et travail domestique. L’électroménager en France, XIXe‐XXe siècle (L’Harmattan, 2003) et, en collaboration avec Jean‐Claude Delaunay, Lire le capitalisme contemporain. Essai sur la société du XXIe siècle (Le Temps des cerises, 2007).

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