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Patriotisme économique: et si l’Union européenne s’inspirait de la France?

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Pour peser dans le rachat de l’industriel Alstom, convoité par l’américain General Electric, Arnaud Montebourg  a publié un décret, paru jeudi 15 mai au Journal officiel : le gouvernement pourra désormais poser son veto lorsque des investisseurs étrangers tentent de racheter certaines entreprises françaises.

« Le choix que nous avons fait, avec le Premier ministre, est un choix de patriotisme économique », justifie le ministre de l’Economie dans Le Monde. « La France ne peut pas se contenter de discours quand les autres Etats agissent. Et d’assurer que le gouvernement peut « désormais bloquer des cessions, exiger des contreparties ».

JOL Press : Arnaud Montebourg a souhaité renforcer le « patriotisme économique » par un nouveau décret. Que va changer ce décret ?

Éric Delbecque : On dit que ce décret est nouveau mais, en fait, il ne fait qu’étendre à l’énergie et aux transports le mécanisme de protection des entreprises « stratégiques », qui avait été établi en 2004-2005, contre les rachats par des groupes ou des capitaux étrangers. Ce décret n’est donc pas nouveau, il est juste complété : il permet d’assortir d’un certain nombre de conditions, un investissement étranger dans certaines entreprises.

JOL Press : Avec ce décret, la France fait-elle exception ?

Éric Delbecque : Ce décret ne fait pas du tout exception, malgré ce que l’on peut lire en ce moment. Avec ce décret et son élargissement, on rejoint ce que font déjà un grand nombre de nations. Aux Etats-Unis et en Chine notamment, ces dispositifs sont déjà en place car ils permettent de concilier des impératifs stratégiques d’indépendance nationale et de sécurité avec les lois du marché. Ces dispositifs peuvent permettre aussi de poser des conditions aux investisseurs étrangers en termes d’emploi ou de localisation de sites, par exemple.

JOL Press : 70 % des Français approuvent ce décret, selon un sondage BVA pour I-télé et Le Parisien/ Aujourd’hui en France. Mais est-il cohérent avec la politique économique du gouvernement ?

Éric Delbecque : Il faut bien comprendre que la question n’est pas d’un côté d’interdire les investissements et de l’autre de les autoriser. La question est de contrôler les conditions de l’investissement. On n’a pas d’un côté l’ouverture et de l’autre la fermeture, ce n’est pas du protectionnisme, on laisse les capitaux circuler mais l’investissement est assorti d’un certain nombre de conditions.

JOL Press : En quoi, justement, le « patriotisme économique » est-il différent du protectionnisme ?

Éric Delbecque : Le protectionnisme empêche notamment la circulation des marchandises et les investissements. Le « patriotisme économique » ne bloque pas la circulation des capitaux mais pose des conditions en cas de circulation des capitaux. Encore une fois, ce dispositif existe dans de nombreux pays et ne fait même pas débat.

En France, on est très souvent dans la caricature entre les libéraux les plus échevelés qui dénoncent un « nationalisme économique » ou du protectionnisme et ceux qui ont du mal à se séparer de l’idée que lorsque l’Etat intervient il doit nécessairement être actionnaire majoritaire ou total. Mais ce débat est d’un autre âge.

JOL Press : Si l’Etat venait, à l’avenir, à s’opposer à un investissement étranger dans une entreprise en difficulté, que se passerait-il à ce moment-là ?

Éric Delbecque : Il est peu probable que ce genre de dispositif aboutisse à l’interdiction d’un investissement. D’une manière ou d’une autre il y aura, sans aucun doute, un investissement étranger qui sera autorisé et à partir de ce moment-là, ce seront uniquement les conditions de cet investissement qui seront intéressantes à regarder. L’esprit de ce décret n’est pas d’interdire les investissements étrangers mais d’établir des négociations qui soient également profitables à notre pays et pas seulement à l’investissement allemand ou américain.

JOL Press : La Commission européenne a annoncé qu’elle allait examiner la conformité à ses règles du décret car elle veut s’assurer que le décret français ne constitue pas « une entrave à la libre circulation des capitaux ». Ce décret peut-il entraver, en effet, la libre circulation des capitaux ?

Éric Delbecque : Sur le principe, je ne crois pas, non. Dire que ce décret pourrait entraver la libre circulation des capitaux ne me paraît pas très crédible. Quant à Bruxelles, comme d’habitude, tout se négociera entre les forces européennes et les pouvoirs nationaux. J’imagine mal Bruxelles condamner un tel décret, c’est mal connaître le rapport qu’entretient Bruxelles avec les Etats membres. Ce décret pourrait même être une occasion pour Bruxelles de revoir ses positions sur la question.

Jusqu’alors, Bruxelles a toujours été très sceptiques sur ces questions parce que ce qui prévaut depuis longtemps à Bruxelles c’est la liberté de la concurrence. Il y a des réticences c’est un fait, mais les voix se multiplient ces dernières années pour dire que ce positionnement ne suffit plus et qu’il faut mettre en place une politique industrielle européenne. Le débat est en cours.

JOL Press : Ce décret est-il suffisant à l’échelle nationale ou faudrait-il l’étendre à l’Union européenne ?

Éric Delbecque : L’un n’interdit pas l’autre. On peut avoir des dispositifs de protection à l’échelle des nations et un dispositif à l’échelle européenne, je pense même que c’est l’ensemble qui serait pertinent. Mettre en place un « patriotisme économique » à l’échelle européenne permettrait aux Etats membres de ne pas se faire avoir par le reste du monde. L’union européenne, de manière générale, est, il faut le souligner, un îlot de libéralisme dans un monde qui ne l’est pas tant que cela. Il n’y a que les Français pour penser que toutes les autres puissances, et notamment les Américains, ne mettent pas de dispositifs en place pour protéger leur économie. Il n’y a que l’Europe qui est à ce point libérale.

JOL Press : Pensez-vous que l’Union européenne soit prête à avancer sur ce genre de questions ?

Éric Delbecque : C’est en tout cas le moment d’imposer le débat sur cette question. L’avenir de l’Union européenne passe par la réflexion sur ce genre de questions essentielles. On ne peut pas construire un projet européen si les conditions du commerce mondial nous sont systématiquement défavorables. Il faut bien comprendre que le « patriotisme économique » ne protège pas seulement les Etats mais aussi les emplois. L’enjeu est avant tout de conserver de la croissance et de l’emploi sur le continent européen.  

JOL Press : Pourquoi, dans ces conditions, avoir attendu si longtemps pour mettre en place ce dispositif en France ?

Éric Delbecque : Parce que nous avons longtemps cru, dans ce pays, que le reste du monde, notamment les Américains, étaient des libéraux, nous avons longtemps cru qu’il fallait aller vers toujours plus de libéralisme alors que la tendance, à l’échelle mondiale, est à la coopération entre le public et le privé, à une coproduction de prospérité entre le public et le privé. La France a longtemps été à contre-courant de l’évolution économique mondiale. Il n’y a plus que les libéraux européens pour penser que l’Etat n’a rien avoir avec le développement économique des nations.

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Expert en intelligence stratégique, Éric Delbecque dirige le Département Sécurité Economique de l’Institut National des Hautes Études de la Sécurité et de la Justice (INHESJ). Il est membre du conseil scientifique du CSFRS (Conseil Supérieur de la Formation et de la Recherche Stratégiques). Il a été directeur de l’Institut d’Études et de Recherche pour la Sécurité des Entreprises (IERSE), expert au sein de l’ADIT (société nationale d’intelligence stratégique) et responsable des opérations d’intelligence économique et de communication de crise au sein d’une filiale de La Compagnie Financière Rothschild. Par ailleurs, il est maître de conférences à Sciences Po (IEP de Paris).

Il intervient également à l’ENM (Ecole Nationale de la Magistrature) et à Paris-Dauphine. Il est Docteur en Histoire contemporaine et a travaillé en particulier sur la prospective, l’histoire des idées politiques et des idéologies, et explore de manière générale des thématiques se situant à l’intersection de la science politique, de l’économie, de l’histoire industrielle et de la sociologie des organisations. Il a participé sous la direction du Préfet de Région honoraire Rémy PAUTRAT à la construction de la politique publique d’intelligence territoriale au niveau des préfectures de région en 2005. Par ailleurs, aux côtés d’Alain Bauer et d’Alain Juillet, il a contribué à la mise en place de la nouvelle fonction sûreté du groupe RENAULT.

Parmi ses ouvrages :

Quel patriotisme économique ?, PUF, janvier 2008.

Vers une souveraineté industrielle ? Secteurs stratégiques et mondialisation (sd), Eric Delbecque et Angélique Lafont, Vuibert, 2012.

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