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Quel était le quotidien des Français pendant la Grande Guerre?

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La Grande Guerre au petit écran d’Ariane Beauvillard et Laurent Bihl entend explorer l’itinéraire selon lequel s’est en grande partie forgée la mission mémorielle de la télévision, partagée entre le patrimoine, l’émotion et la restitution historique du passé, et plus précisément la dimension très particulière du premier conflit mondial, toujours partagé entre édification héroïsante et répulsion pacifiste. C’est ce cheminement visuel collectif qui sera ici retracé, par les ruptures ou les correspondances du double corpus des fictions (diffusées toute l’année) et des ressources documentaires produites autour des 11 novembre successifs.

Extraits de La Grande Guerre au petit écran, d’Ariane Beauvillard et Laurent Bihl (Editions Le Bord de l’eau – 23 avril 2014)

À lire quelques ouvrages sur la vie quotidienne des Français durant le premier conflit mondial, on découvre immédiatement une série d’habitus bouleversés par l’ampleur de la mobilisation ou une temporalité radicalement nouvelle, compte tenu du départ des hommes au front. Les historiens s’attachent à étudier, sinon le détail ultime d’une société forcément complexe, du moins ses grandes tendances. Ainsi trouvons-nous des éléments sur Paris, les Grands boulevards, la vie de bureau, la crise et la disette s’insérant progressivement au cœur de la capitale, le règne des fausses nouvelles, le « marché » de la guerre et ses profiteurs, la redoutable détérioration sanitaire, la peur des espions ou des Zeppelins, etc.

Or, mis à part dans Les Dames de la côte, Paris ne figure quasiment pas dans le moindre décor des fictions télévisées. Quelques plans sur le départ des soldats hurlant « À Berlin ! ». Une scène intéressante dans Les Dames de la côte, lors d’un dancing nocturne, montre une nouba menacée par les bombes de Gothas, qui doit se déplacer dans les couloirs du métro en un défilé charivarique assez pittoresque. Cette allusion enfin, dans L’Équipage, émanant d’un maître d’hôtel égrillard dans un palace dans lequel se rend l’un des aviateurs permissionnaires : « Les femmes sont déchaînées en ce moment. Elles profitent que leurs maris sont au front. C’est la bringue tous les soirs ! Pourvu que ça dure !

– Que ça dure quoi ?

– La guerre ! »

Sur plus d’une quarantaine de fictions donnant une part aussi belle à cette société mobilisée, on s’attendrait à trouver quelques scènes recréant la vie en usine, les transports publics, les restrictions sans nombre, l’ambiance des rues et des commerces, les cabinets médicaux… Tous les lieux offrant aux scénaristes la tentation de placer le lecteur dans le cadre de ce vraisemblable permettant de jouer avec le réel afin de mettre en relief les personnages et leurs tribulations. Or il n’en est rien.

[image:2,s]La France de guerre vue par la fiction télévisée fait d’abord et avant tout pénétrer le spectateur dans la sphère privée, participant du registre de l’intime même. Les femmes lisent leurs lettres au cœur de la chambre conjugale, pleurent devant une photo ou avec les enfants venus chercher le sommeil et se roulent même sur l’oreiller pour tenter de retrouver l’ombre de l’aimé lointain. Après la chambre, la cuisine ou la pièce principale de la maisonnée accueillent un bon nombre de situations, laissant entrevoir une impressionnante variété d’intérieurs ruraux et alimentant l’idée que la France d’autrefois se divise en deux parties égales, moitié ferme, moitié château. À deux ou trois exemples près, la ville a disparu du cadre. Sorti de la sphère privée, on trouve le bistrot, accueillant logiquement une proportion estimable de vie sociale et de conversations, suivi de plus loin par la mairie.

Mais que dire des hôpitaux et des écoles ? Voir ou revoir les films à la suite laisse au chercheur une impression curieuse de claustration, comme si la société de guerre ne s’était en réalité partagée qu’entre les mouroirs où les infirmières assistent à l’agonie d’une génération et les cours de récréation résonnant des passions enfantines tandis que les institutrices forment les jeunes pousses dans les pas (ou hors les pas d’ailleurs) de leurs aînés. Mention spéciale à Fanny Ardant qui, dans Les Dames de la côte, divise son temps entre infirmière et maîtresse d’école, le tout cumulé… lorsqu’elle ne coupe pas du bois.

Cette société imaginée est avant tout dominée par des lieux obsessionnels, auxquels correspond une série de fétichisation de l’objet ou de la lettre dont il conviendrait de déterminer la part d’authenticité au regard de la reconstruction a posteriori par l’affect du souvenir idéalisateur. Un loisir ? Les gens vont pique-niquer, pour une référence cinématographique qui semble plus proche du Déjeuner sur l’herbe de Renoir ou du Plaisir d’Ophuls que du quotidien authentique des dimanches de guerre. Le cinéma, justement, est célébré, ce qui correspond bien à un engouement de masse, du moins jusqu’en 1917. Pour autant, ce dernier médium supplante largement le poids de la presse, dans l’imaginaire des réalisateurs, celle-ci étant chichement résumée à quelques numéros de L’Excelsior, du Miroir ou de L’Illustration égarés çà et là. On place les deux ou trois affiches censées donner le ton (incontournable, « On les aura ! » d’Abel Faivre) et le tour est joué.

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Ariane Beauvillard enseigne l’histoire culturelle et l’analyse de l’image à l’université Paris 1. Elle est actuellement membre du comité éditorial du site de critique cinématographique critikat.com.

Laurent Bihl est conférencier de l’Université populaire de Saint-Denis (Dionyversité) depuis 2009, il a participé à des ouvrages collectifs consacrés à la télévision, parmi lesquels le Dictionnaire de télévision populaire (éditions Nouveau Monde).

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