Site icon La Revue Internationale

Thaïlande: ni rouge ni jaune, l’armée se place en seul recours

armee-thailande-bangkok-chemises-jaunes-rouges.jpgarmee-thailande-bangkok-chemises-jaunes-rouges.jpg

[image:1,l]

JOL Press : Qu’est-ce qui a poussé l’armée thaïlandaise à imposer la loi martiale ?
 

David Camroux : L’armée a menacé depuis plusieurs mois d’intervenir. Le chef des armées avait déclaré qu’il était prêt à utiliser « les moyens exceptionnels ».

L’imposition de la loi martiale a été précipitée par les événements de ces deux dernières semaines, à savoir la décision de la Cour constitutionnelle puis de la Commission anti-corruption, les 7 et 8 mai, de destituer la Première ministre Yingluck Shinawatra et plusieurs de ses ministres. Ils ont délogé Yingluck Shinawatra, mais pas son parti, qui reste toujours au pouvoir par le biais du gouvernement par intérim.

Les « chemises jaunes », mouvement anti-gouvernemental et extraparlementaire, ont menacé d’opérer une démonstration de force d’ici le 27 mai pour déloger le Parti Pheu Thai (PTP) au pouvoir et le nouveau Premier ministre par intérim. En même temps, les « chemises rouges », mouvement qui soutient le gouvernement et provient essentiellement du Nord et du Nord-Est du pays ainsi que des milieux défavorisés de Bangkok, ont également fait une démonstration de force autour de la capitale.

L’armée a ainsi justifié son intervention en disant qu’elle souhaitait éviter une confrontation entre rouges et jaunes à l’intérieur de Bangkok.

JOL Press : Il fallait donc s’attendre à un tel scénario ?
 

David Camroux : Oui, on pouvait s’attendre à cela. En fait, ce que souhaitaient les chemises jaunes et l’opposition parlementaire (le Parti démocrate, PAD), c’est l’intervention de l’armée, un coup d’État, la création d’un gouvernement par intérim nommé, pour opérer ensuite un changement constitutionnel et faire en sorte que le parti de Thaksin [l’ancien Premier ministre, ndlr] et de sa sœur Yingluck Shinawatra ne puisse pas gouverner avec l’autorité qu’il avait entre 2000 et 2006. L’opposition souhaitait en fait une répétition de la situation de 2006 ou encore de celle de 1992. C’est un scénario courant en Thaïlande.

JOL Press : Peut-on pour autant parler d’un coup d’État ?
 

David Camroux : Cela ressemble beaucoup à un coup d’État sauf que pour l’instant, le Premier ministre par intérim est toujours Premier ministre. La décision sur la tenue ou non des élections prévues au mois de juillet n’est pas encore claire. La Commission électorale, le Parti démocrate et l’opposition parlementaire ont souhaité le report de ces élections mais tout cela reste encore en suspens pour le moment.

JOL Press : Cette reprise de la situation par l’armée compromet donc les élections prévues en juillet prochain ?
 

David Camroux : Elles sont en fait compromises depuis plusieurs semaines. Il ne faut pas oublier qu’il y a déjà eu des élections anticipées au mois de février, qui ont été boycottées par le Parti démocrate, parce que l’opposition parlementaire n’a jamais gagné d’élections depuis vingt ans.

Elle sait donc très bien qu’elle est minoritaire dans le pays et qu’elle ne peut pas arriver au pouvoir par les urnes, c’est-à-dire par la voie démocratique. C’est pour cette raison que les chemises jaunes souhaitent un changement constitutionnel, pour avoir un Parlement en partie nommé et non pas complètement élu, pour limiter en fait le pouvoir du Parti Pheu Thai de Thaksin.

JOL Press : Quel est le poids de l’armée thaïlandaise aujourd’hui face au gouvernement ?
 

David Camroux : L’armée a gouverné ce pays pendant des décennies après le coup d’État qui a mis fin à la monarchie absolue en 1932. Elle était au pouvoir, grosso modo, jusqu’aux années 70, puis est revenue à deux reprises dans les décennies suivantes. L’armée prétend être la seule force capable de garder l’unité nationale, au-dessus de la politique.

Elle se présente comme le défenseur du roi et de la nation. Une phrase prononcée par l’ancien général thaïlandais et actuel président du Conseil du roi, le général Prem Tinsulanonda, exprime bien cette idée. Il a dit devant les officiers de l’armée thaïlandaise (l’équivalent de Saint-Cyr) : « La nation, c’est le cheval, et les gouvernements ne sont que les jockeys. Votre responsabilité, c’est de protéger le cheval ».

JOL Press : L’armée compte-t-elle alors prendre le pouvoir ?
 

David Camroux : Depuis 1992, l’armée intervient mais ne souhaite pas gouverner, cela serait « ringard » ! L’armée cherche néanmoins ses propres intérêts : les officiers supérieurs sont souvent très proches des milieux d’affaires sino-thaï, ils ont donc d’autres moyens de s’enrichir. Ce qu’ils veulent, c’est changer le jeu et ensuite redonner le pouvoir aux civils, mais aux civils plus sensibles aux intérêts de l’armée. Ils n’ont donc pas le désir de prendre le pouvoir en tant que tel, et cela ne serait de toute façon pas accepté par les classes moyennes.

JOL Press : On parle des « chemises rouges » et des « chemises jaunes ». Mais existe-t-il une troisième voie ?
 

David Camroux : Tout est en couleurs en Thaïlande ! Il y a aussi des chemises bleues, apparues en 2009 contre les rouges. Il y a aussi les chemises noires, forces paramilitaires qui sèment un peu la zizanie, lancent des pierres ou des grenades pour rendre la situation incontrôlable et provoquer un coup d’État de l’armée. C’est ce que souhaitaient les chemises jaunes, mais la police a bien contrôlé les manifestations et limité les violences.

JOL Press : Pensez-vous qu’un compromis va être trouvé maintenant ?
 

David Camroux : Je pense que le compromis va aller dans le sens de ce que souhaitent les chemises jaunes, c’est-à-dire que le Sénat, la Cour constitutionnelle ou la Commission électorale demanderont la démission du Premier ministre par intérim et un nouveau gouvernement par intérim sera mis en place. Je crois que l’opposition aura largement gagné, même si, pour ne pas que les chemises rouges perdent complètement la face, on va « emballer » cela dans un processus soi-disant démocratique.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

————–

David Camroux est maître de conférences à Sciences Po, spécialiste de l’Asie du Sud-Est et de l’Australie. Conseiller scientifique et évaluateur de programmes soutenus par la Commission européenne, au Vietnam (2001-2004), en Chine (2004-2008), il est maintenant au conseil scientifique du réseau EsiA (European studies in Asia) de la Fondation Asie-Europe de Singapour. Il a également été correspondant européen et fondateur de la Pacific Review de 1994 à 2008, et rédacteur en chef adjoint du Journal of Current Southeast Asian Affairs depuis 2009.

Quitter la version mobile