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Thaïlande: une situation politique toujours bloquée?

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La Première ministre thaïlandaise Yingluck Shinawatra a été destituée par la Cour constitutionnelle le 7 mai 2014. (Crédit photo: imagemaker / Shutterstock.com)

JOL Press : Qu’est-ce qui a précipité la chute de la Première ministre Yingluck Shinawatra la semaine dernière ?
 

David Camroux : La Première ministre a été démise de ses fonctions, ainsi que plusieurs de ses ministres, parce qu’elle a offert une promotion à son beau-frère dans la police nationale. Elle a donc été accusée par la Cour constitutionnelle d’avoir abusé de son autorité. Un processus de destitution a également été lancé devant le Sénat parce que Yingluck Shinawatra a aussi annoncé la fin des subventions concernant le programme d’achat de riz aux paysans à un prix supérieur au prix du marché.

Aujourd’hui, elle n’est pas encore déclarée inéligible, mais comme le Sénat est dans la main de ses opposants, le résultat de la procédure ne fait pas l’ombre d’un doute. Ce sont les causes immédiates de sa destitution, mais cette affaire dure depuis plusieurs mois.

JOL Press : La colère de l’opposition dure en effet depuis plus de six mois maintenant. Malgré la destitution de la Première ministre, pourquoi son système reste-t-il encore en place ?
 

David Camroux : Le Parti démocrate (PAD), parti d’opposition, n’a jamais gagné d’élection depuis 20 ans. Il sait très bien qu’il ne peut pas gagner les prochaines élections prévues en juillet prochain parce que le parti de Yingluck et de son frère Thaksin (le Parti Puea Thai, PTP) reste populaire.

L’establishment de Bangkok (les « chemises jaunes ») n’a jamais accepté, depuis les années 2000, que la situation en Thaïlande ait changé, que les paysans aient repris du pouvoir parce que Thaksin et Yingluck se sont soucié de cette population, qui est aussi leur électorat. Ils ont en effet monté toute une série de projets et de programmes, certes populistes mais efficaces, qui ont donné l’impression que pour une fois, le gouvernement se souciait du « petit peuple ».

Après la tentative de la Première ministre de faire passer une loi devant le Parlement pour amnistier son frère et une centaine d’autres personnes, l’opposition s’est ainsi soulevée et a boycotté les élections du mois de février. Ils savaient en effet qu’ils allaient perdre du terrain et ils ont demandé le report des nouvelles élections prévues pour le 20 juillet.

JOL Press : Que demande concrètement l’opposition aujourd’hui ?
 

David Camroux : L’opposition demande un changement constitutionnel, qui reste néanmoins assez vague. La Thaïlande a déjà eu 19 constitutions depuis 1932 ! Ils en veulent une nouvelle pour avoir un Parlement largement non élu, c’est-à-dire nommé. En fait, c’est l’opposition qui ne respecte pas le jeu démocratique. Elle a cherché à revenir au pouvoir par la rue – les manifestations et l’occupation de Bangkok ont commencé au mois d’octobre – pour créer un désordre tel qu’il serait capable de pousser l’armée à faire encore une fois un coup d’État (ce serait le 12ème depuis 1932) afin d’instaurer ensuite un gouvernement par intérim et faire ce changement constitutionnel.

Mais cela n’a pas marché : Yingluck Shinawatra a bien senti le « piège », et le mouvement de protestation a été relativement bien encadré. Il n’y a pas eu suffisamment de violences pour provoquer l’intervention de l’armée. Comme l’opposition n’a pas réussi par la rue, elle a utilisé la deuxième cartouche de son fusil, à savoir les institutions soi-disant neutres comme la Cour constitutionnelle, la Commission nationale anti-corruption et la Commission électorale, pour déloger la Première ministre par la voie judiciaire. La Commission électorale n’a ainsi pas validé les élections de février – boycottées par l’opposition. Les soutiens du gouvernement ont l’impression que toutes ces institutions sont partiales, ce qui est sans doute en partie vrai.

JOL Press : Dans ces circonstances, la Thaïlande peut-elle réellement organiser les élections anticipées prévues le 20 juillet prochain ?
 

David Camroux : Elle a les capacités de le faire, mais il risque d’y avoir encore un boycott de ces élections par l’opposition. L’opposition à la fois parlementaire et extraparlementaire souhaite en effet arriver au pouvoir sans passer par les urnes. Elle demande donc au minimum la création d’un gouvernement intérimaire, et souhaite se débarrasser complètement du gouvernement de Yingluck. Elle et ses neuf autres ministres ont en effet été démis de leurs fonctions mais le parti reste toujours légalement au pouvoir.

JOL Press : Pourquoi le leader de l’opposition, Suthep Thaugsuban, est-il controversé ?
 

David Camroux : C’est un démagogue, qui a trempé dans plusieurs histoires de corruption. Il est controversé parce qu’il s’est autoproclamé leader de ce mouvement mais il n’est légitime qu’auprès de ses soutiens.

JOL Press : Les opposants au gouvernement sont accusés par les « chemises rouges », partisans de Yingluck Shinawatra, de préparer un coup d’État. Pourquoi la Thaïlande connaît-elle régulièrement des coups d’État ?
 

David Camroux : On pensait que le coup d’État de 1992 était le dernier mais en 2006, la Thaïlande a connu un nouveau coup d’État. Les militaires – c’est le cas aussi en Birmanie et en Indonésie – sont un peu comme les garants ou les gardiens de l’unité nationale en Thaïlande. Ils se considèrent au-dessus du contrôle civil. Une partie des militaires a donc le sentiment qu’ils sont essentiels pour l’unité du pays et sont fidèles au roi dans ce régime que certains observateurs appellent une « monarchie de réseaux ». De 1932 jusqu’aux années 80-90, le pays a en effet été géré par une sorte de coalition entre les militaires, les hauts fonctionnaires et les milieux d’affaires sino-thaïlandais. C’était pour eux une situation assez confortable, l’État était faible.

Le problème, c’est que la Thaïlande a beaucoup évolué, s’est beaucoup enrichie et a progressé. À partir des années 80, un autre groupe d’hommes d’affaires, venant non pas de Bangkok mais des provinces où ils avaient une assise politique locale, a émergé. Comme la majorité du pays est rurale, les classes ouvrières de Bangkok, qui ont des liens avec leur village d’origine et votent généralement là-bas, ont ainsi changé le visage de la classe politique.

La nouvelle dynamique sociale marginalise ainsi de plus en plus l’élite de Bangkok en faveur des élites des provinces, notamment du Nord et du Nord-Est, affaiblissant ainsi la position des classes moyennes de Bangkok par rapport à l’ensemble du pays. La force de Thaksin, c’est qu’il avait compris ce changement et l’a pris en compte dans son programme.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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David Camroux est maître de conférences à Sciences Po, spécialiste de l’Asie du Sud-Est et de l’Australie. Conseiller scientifique et évaluateur de programmes soutenus par la Commission européenne, au Vietnam (2001-2004), en Chine (2004-2008), il est maintenant au conseil scientifique du réseau EsiA (European studies in Asia) de la Fondation Asie-Europe de Singapour. Il a également été correspondant européen et fondateur de la Pacific Review de 1994 à 2008, et rédacteur en chef adjoint du Journal of Current Southeast Asian Affairs depuis 2009.

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