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Abdication de Juan Carlos d’Espagne: est-ce vraiment une surprise?

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Le 2 juin 2014, le roi Juan Carlos d’Espagne a abdiqué en faveur de son fils, le prince Felipe. (Crédit photo: Shelly Wall / Shutterstock.com)

JOL Press : Le roi d’Espagne Juan Carlos vient d’abdiquer. Préparait-il cette abdication depuis longtemps ?
 

Bartolomé Bennassar : Bien qu’il ait dit à plusieurs reprises qu’il ne renoncerait pas au trône, on sait qu’il sy préparait depuis plusieurs mois, et notamment depuis janvier. Le roi Juan Carlos avait prévenu les chefs des deux grandes forces politiques espagnoles, Mariano Rajoy, chef du gouvernement et du Parti populaire, et Alfredo Perez Rubalcaba, ex-chef du Parti socialiste (PSOE) qui vient de démissionner. C’est une décision prise à l’issue d’un long processus de réflexion mené par le roi après plusieurs erreurs commises qui ont nui à son prestige.

Après avoir beaucoup réfléchi, il s’est persuadé que son fils serait plus à même de sauver la monarchie et de participer à la résolution des graves problèmes que connaît l’Espagne actuellement. Par ailleurs, depuis un an et demi, le roi fait de très gros efforts, en accord avec le prince Felipe, pour essayer d’infléchir la position catalane – concernant notamment l’idée du référendum sur l’indépendance – en consentant à la Catalogne un certain nombre d’avantages. Le prince Felipe a fait une douzaine de déplacements en Catalogne en 2013, et 5 ou 6 cette année.

JOL Press : En 2013, la reine des Pays-Bas et le roi de Belgique ont successivement abdiqué en faveur de leurs fils. Cela a-t-il pu pousser le roi d’Espagne à laisser, lui aussi, sa couronne ?
 

Bartolomé Bennassar : Lorsque le roi Juan Carlos a pris la tête du pays en 1975, les journalistes européens prédisaient, dans la plupart des cas, des troubles en Espagne et une monarchie extrêmement brève : on lui donnait d’ailleurs le surnom de « Juan Carlos le bref »… Or il abdique après trente-neuf ans de règne.

C’est en effet la troisième abdication royale depuis quelques mois, après Beatrix de Hollande et Albert II de Belgique. Ce n’est pas impossible que le roi Juan Carlos ait suivi la décision de ses homologues de passer le flambeau : il a certainement pensé qu’après tout, ce ne serait pas un cas particulier. D’ailleurs, Mariano Rajoy a bien dit que cette abdication pourrait être une démonstration de la maturité espagnole.

JOL Press : Quels grands « faits de règne » peut-on retenir des 39 ans passés par Juan Carlos à la tête du royaume d’Espagne ?
 

Bartolomé Bennassar : À la mort de Franco, le roi a su éviter de prendre parti pour l’une ou l’autre des deux grandes options politiques qui se sont dessinées en Espagne, les socialistes et les conservateurs, ce qui lui a valu d’être considéré comme un traître par les fanatiques du franquisme. Il a favorisé la transition démocratique et c’est lui qui a appelé au pouvoir Adolfo Suarez, l’homme de la transition, qu’il a réalisée en trois ans. En 1978, l’Espagne a adopté sa Constitution, toujours en vigueur aujourd’hui. En cela le roi a répondu à l’idée de ce que doit être une monarchie constitutionnelle.

On peut aussi retenir le fait que le roi s’est opposé au coup d’Etat du 23 février 1981 – ce que les Espagnols appellent le « 23-F » – alors qu’un des deux militaires qui avait conçu le soulèvement, le général Alfonso Armada, était persuadé qu’il réussirait à convaincre le roi. Juan Carlos a également joué un rôle dun point de vue économique : il a favorisé les relations économiques de l’Espagne avec les diverses nations latino-américaines où il s’est rendu à plusieurs reprises. Il a en fait eu le mérite d’être « l’avocat de la réconciliation » entre les Espagnols, après le drame de la guerre civile et de la dictature franquiste.

JOL Press : Il a cependant été impliqué dans quelques scandales ces dernières années…
 

Bartolomé Bennassar : En effet, après 30 ans de règne « sans faute », il a commis plusieurs erreurs ces dernières années, et notamment lors de la fameuse partie de chasse à l’éléphant au Botswana, qui a été très mal perçue par les Espagnols, alors que la crise commençait à frapper le pays. Aujourd’hui, c’est un homme affaibli physiquement, qui a tout de même subi treize opérations chirurgicales, dont huit ces trois dernières années. La décision qu’il vient de prendre est un moyen de sauver la monarchie, même si certains appellent à un référendum pour mettre fin au système monarchique.

JOL Press : Sa fille Cristina a été mise en examen pour fraude fiscale et blanchiment d’argent. Quel impact cela a-t-il eu sur la popularité de Juan Carlos ?
 

Bartolomé Bennassar : Le mari de sa fille Cristina, Iñaki Urdangarin, a en effet été accusé de corruption et il semble que l’infante n’était pas dans l’ignorance des manipulations de son mari… C’est effectivement quelque chose qui a beaucoup nui à la popularité de Juan Carlos. Heureusement pour lui, le prince Felipe n’a pas été compromis dans cette affaire, mais c’est une des raisons qui a poussé une partie de l’opinion espagnole à souhaiter le ralliement à un système républicain. D’ailleurs, il arrive souvent en Espagne que l’on aperçoive des drapeaux républicains.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Bartolomé Bennassar est un historien et écrivain français spécialiste de l’histoire de l’Espagne à l’époque moderne et contemporaine et de l’histoire de l’Amérique latine. Il est professeur émerite d’histoire contemporaine à l’Université Toulouse II – Le Mirail.

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