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Foot pendant la dictature argentine: 1978, une victoire controversée

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JOL Press : Le 21 juin 1978,  l’équipe d’Argentine de football reçoit le Pérou et doit marquer au moins quatre buts pour se qualifier pour la suite de la compétition. Comment Jorge Videla a-t-il « acheté » la victoire de l’Argentine en 1978 ?
 

Morgan Donot : Le fait que la sélection argentine remporte le match contre le Pérou avec un score de 6 à 0 a évidemment suscité de sérieux doutes sur la légitimité du résultat final. Ces doutes se sont vu étayés par l’existence de nombreuses irrégularités pendant la compétition, tel que le changement d’heure du match Brésil-Pologne.

Les deux matchs Argentine-Pérou et Brésil-Pologne devaient avoir lieu à la même heure, et le gagnant – par nombre de buts – accédait à la finale. Pour savoir exactement combien de buts l’Argentine devait infliger au Pérou, l’horaire du match Brésil-Pologne a été avancé de plusieurs heures. Le résultat de 3 – 0 en faveur des Brésiliens permettait aux Argentins de savoir que pour gagner ils devaient marquer un minimum de quatre buts.

On a également dit que de grosses sommes d’argent avaient été versées à des dirigeants péruviens ou encore que les joueurs avaient été achetés. On a aussi mentionné la livraison de plusieurs milliers de tonnes de blé à Lima de la part de l’Argentine et un prêt de 50 millions de dollars sans intérêt accordé par la junte militaire au gouvernement autoproclamé de Francisco Morales Bermúdez, dans le cadre d’un accord sur l’aide alimentaire. Tout donne donc à penser que la victoire de la sélection argentine était prévue de longue date, que c’était un triomphe planifié.

JOL Press : Le succès de l’équipe d’Argentine résulte donc d’une coopération entre les dictatures latino-américaines ?
 

Morgan Donot : Les Mères de la Place de Mai ont toujours soutenu que le régime militaire argentin avait payé le match contre le Pérou pour être certain de pouvoir accéder à la finale. De nombreuses versions concordantes d’acteurs impliqués dans cette affaire et d’intellectuels de tous pays viennent confirmer cette assertion.

L’ancien sénateur péruvien, Genaro Ledesma Izquieta, a également fait des déclarations au juge argentin Norberto Oyarbide dans le cadre d’une enquête sur l’enlèvement et le transfert illégal de treize opposants péruviens en Argentine le 25 mai 1978, quelques jours avant la Coupe du monde. Cette déclaration vient étayer la thèse d’une coopération entre les dictatures latino-américaines et donc entre les dictatures argentine et péruvienne dans le cadre de l’opération Condor, accord entre ces dictatures pour éliminer leurs opposants sur tous les territoires.

Cependant, malgré ces dénonciations, aucune enquête n’a été menée, que ce soit par la FIFA ou l’AFA (Association du Football Argentin). L’achat du match et la complicité entre ces régimes dictatoriaux n’ont donc pas été prouvés.

JOL Press : La victoire de l’Argentine à la Coupe du monde était-elle cruciale pour les militaires afin de fédérer le peuple argentin et de redorer l’image du pays à l’étranger ?
 

Morgan Donot : Toutes les dictatures ont utilisé le sport selon des objectifs clairement politiques, on peut ici faire un parallèle entre la Coupe du monde de 1978, les Jeux Olympiques présidés par Hitler en 1936 et le Mondial de Mussolini en 1934. La dictature argentine n’a pas fait exception à la règle, en transformant la victoire sportive acquise par la sélection nationale en une victoire politique.

La junte militaire a compris l’importance tant d’être le pays hôte de la Coupe du monde que de la remporter, événements qui pouvaient en effet lui permettre de parvenir à ces deux objectifs. D’une part, c’était l’occasion de rassembler les Argentins autour de ce que l’on pourrait appeler un « nationalisme sportif ». Durant le mondial, la majorité des Argentins retrouva un semblant de liberté et en profita pour sortir dans la rue fêter les victoires de son équipe.

Ainsi, la Coupe du monde de 1978 a permis au gouvernement de Videla de présenter au monde extérieur l’image d’une Argentine unifiée en dépit des milliers de « disparus » et des centres de détention illégale et de torture. D’autre part, la junte militaire en profita pour discréditer les campagnes internationales qui remettaient en cause l’organisation de la Coupe du monde dans un pays gouverné par une dictature coupable de nombreuses violations des droits de l’homme.

Grâce à une campagne de propagande et à une opération de contrôle et de répression de toute forme d’opposition, la dictature inversa l’accusation en la présentant comme une vaste campagne de dénigrement de l’Argentine menée par les ennemis de la patrie. De plus, il est probable qu’une défaite de l’Argentine aurait eu les mêmes conséquences que le résultat de la guerre des Malouines, à savoir précipiter la chute de la dictature.

JOL Press : Quelle a été l’ampleur du mouvement de boycott à ce mondial 1978 ?
 

Morgan Donot : C’est en Europe que s’organisa le boycott de la Coupe du monde. Le Comité d’Organisation du Boycott de la Coupe du monde en Argentine (COBA) a été créé à Paris en 1977 avec le soutien d’Amnesty International et possédait des représentants dans de nombreux pays européens, comme aux Pays-Bas, au Danemark, en Allemagne, en Suisse et en Espagne. Le boycott a également été le fait d’initiatives personnelles, comme celle du joueur hollandais, Johann Cruyff, considéré comme le meilleur joueur du monde en 1974, qui décida de ne pas participer à la Coupe du monde pour des raisons éthiques.

Cependant, malgré les efforts du COBA, le boycott ne fut que peu suivi. Il faut tout de même mentionner que l’équipe des Pays-Bas, défaite en finale par les Argentins, se retira du terrain avant de recevoir son prix, pour protester contre le régime dictatorial et ses manœuvres pour faire gagner l’Albiceleste. Mais, cela n’empêche que le boycott a clairement été la position minoritaire.

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Morgan Donot est doctorante en science politique à l’Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine (IHEAL) et auteure de l’ouvrage « Discours politiques en Amérique Latine ».

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