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Lutte contre l’impunité : la justice suisse condamne l’ancien chef de la police du Guatemala

Le 6 juin 2014, le tribunal criminel de Genève a condamné l’ancien chef de la police du Guatemala à la prison à vie pour l’assassinat de 7 personnes. Il s’agit d’une nouvelle étape bienvenue dans la lutte contre l’impunité.

La personne condamnée, Erwin Sperisen, a été le chef de la Police nationale civile du Guatemala (PNC) de 2004 à 2007. Né en 1970 et issu d’une famille fortunée, il possède la double nationalité guatémaltèque et suisse, son grand-père paternel suisse ayant émigré au Guatemala. Il a d’abord été élu conseiller municipal de Guatemala City, la capitale de ce pays d’Amérique centrale, avant de se consacrer exclusivement au domaine de la sécurité.

Au cours de son mandat comme chef de la police nationale, une politique répressive visant à faire baisser la criminalité est engagée. La police est alors soupçonnée d’avoir commis toute une série d’exactions. Finalement, en mars 2007, à la suite de l’assassinat de trois parlementaires salvadoriens par les forces de l’ordre guatémaltèques, Erwin Sperisen a démissionné de son poste de chef de la police, quitté le Guatemala et s’est installé en Suisse.

Erwin Sperisen ne pouvait être jugé qu’en Suisse, dès lors qu’il était établi qu’il y résidait

Une première plainte pénale a été déposée à son encontre en juillet 2007, suivie d’une seconde plus conséquente, en février 2009, par cinq ONG suisses, transmettant au ministère public genevois des éléments de preuve susceptibles d’engager sa responsabilité pénale individuelle. Les ONG dénonçaient son implication et celle de ses subordonnés de la PNC dans des assassinats (exécutions extrajudiciaires de détenus), des disparitions forcées, des actes de torture et des violences sexuelles.

En août 2010, il a fait l’objet d’un mandat d’arrêt international émis par les autorités guatémaltèques pour une partie de ces faits. Le ministère public genevois reconnaissant sa compétence, ce mandat d’arrêt a provoqué une accélération de l’enquête ouverte en Suisse quelques mois plus tôt.

La compétence des autorités genevoises pour poursuivre ces faits et juger cette affaire se fonde sur l’article 7 du Code pénal suisse, qui permet de juger un crime commis à l’étranger par un ressortissant suisse. La confédération helvétique n’extradant pas ses nationaux sans leur accord en application de l’article 25 de sa constitution, Erwin Sperisen ne pouvait être jugé qu’en Suisse, dès lors qu’il était établi qu’il y résidait.

En août 2012, il est finalement arrêté sur ordre du ministère public genevois, alors qu’il se trouvait à Genève, au domicile de son père, ambassadeur du Guatemala auprès de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Il est placé en détention préventive à la prison de Champ-Dollon, ses différentes demandes de remise en liberté étant refusées au vu des risques de fuite à l’étranger. Il a comparu détenu à son procès qui s’est ouvert le 15 mai 2014 devant le tribunal criminel de Genève. L’accusation lui reprochait dix assassinats, correspondant à des faits distincts.

En octobre 2005, une vingtaine de détenus de la prison de haute sécurité d’Infiernito, située en périphérie de Guatemala City, s’était échappée. Sous l’autorité de la PNC, un groupe para-policier avait été mis sur pied, nommé Plan Gavilan : ce groupe avait pour mission de localiser les évadés, de les arrêter, de les transférer vers un autre lieu puis de les exécuter. Les scènes de crime étaient ensuite maquillées pour justifier l’usage de la force. Neuf évadés ont finalement été capturés et sept exécutés durant le Plan Gavilan. Trois de ces assassinats devaient, selon l’accusation, être imputés à Erwin Sperisen.

Au cours de l’opération Pavo Real, sept détenus ont été sommairement exécutés

Par ailleurs, en septembre 2006, la PNC a lancé une opération dénommée Pavo Real visant à reprendre le contrôle de la prison de haute sécurité de Pavon, située elle aussi en périphérie de Guatemala City. Le niveau de corruption des autorités avait laissé gangréner la situation à tel point qu’aucun gardien ne circulait à l’intérieur de l’enceinte. Cette prison était contrôlée depuis plusieurs années par les détenus, qui en géraient tout le fonctionnement interne, les autorités se contentant d’exercer une surveillance de l’extérieur et de déposer devant la porte d’entrée nourriture et biens nécessaires à la survie des détenus. 3.000 agents de la PNC, de l’armée et des autorités pénitentiaires ont été déployés dans la prison de Pavon pour effectuer ce raid.

Au cours de l’opération Pavo Real, sept détenus – parmi les plus influents au sein de la prison – ont été sommairement exécutés. La scène de crime a été maquillée pour faire croire à des affrontements violents et justifier l’usage de la force létale par les forces de l’ordre. L’enquête conduite en Suisse a été longue. Pas moins de 14 témoins se sont déplacés de France, du Guatemala et d’Espagne pour donner leurs versions des faits et quatre commissions rogatoires internationales ont été adressées en Autriche, en Espagne et au Guatemala.

Ce n’est qu’en janvier 2014 que le ministère public genevois décidait le renvoi de l’accusé devant une juridiction de jugement, en l’espèce le tribunal criminel de Genève compétent pour statuer sur des infractions punies d’une peine d’emprisonnement supérieure à 10 ans. Au terme de trois semaines d’audience et de trois jours de délibéré, Erwin Sperisen a été, le 6 juin 2014, acquitté des chefs d’accusation concernant l’assassinat de trois détenus échappés de prison en 2005, le tribunal criminel considérant que son implication ne pouvait être établie, dès lors que l’intéressé n’était pas présent sur les lieux des évènements en cause et qu’aucun élément concret ne permettait de le relier aux auteurs desdites exécutions extrajudiciaires. Il a, en revanche, été déclaré coupable de sept assassinats.

Le tribunal de Genève a estimé qu’Erwin Sperisen avait planifié ou participé à l’exécution sommaire, ensuite maquillée, de sept détenus, dont un tué de ses propres mains avec une arme à feu, lors de l’opération conduite à la prison de Pavon en 2006. Le tribunal a relevé qu’après l’entrée dans l’enceinte de la prison des forces de l’ordre, l’intéressé se trouvait présent « aux endroits-clés, aux moments-clés ». Pour retenir son implication, le tribunal s’est fondé sur les éléments matériels figurant au dossier (photos, vidéos, DVD, examens médico-légaux, rapports divers), ainsi que sur les différents témoignages recueillis. Les juges ont notamment estimé crédible le témoignage d’un Français, détenu à la prison de Pavon au moment des faits, qui a assuré avoir vu Erwin Sperisen tuer lui-même un des détenus.

Le tribunal a par ailleurs relevé que la seule défense du prévenu a consisté à affirmer de manière péremptoire que la quasi-totalité des témoins mentait, sans que cette affirmation ne soit corroborée par des éléments probants. Erwin Sperisen a été condamné à l’emprisonnement à vie. Compte tenu notamment de la gravité des faits, du nombre de victimes, de l’absence d’empathie à l’égard de celles-ci et de l’absence de prise de conscience de la gravité de ses agissements, seule une peine privative de liberté à vie était susceptible de sanctionner le comportement du prévenu, a indiqué le tribunal criminel de Genève.

Le Guatemala souffre d’une criminalité endémique, en constante augmentation

Erwin Sperisen a depuis fait appel de la décision. Cette procédure a été délicate à mener en raison de la distance géographique, de la complexité des faits, de la multiplicité des acteurs et de son caractère international. Elle est le fruit d’un travail de longue haleine menée par une coalition d’ONG suisses : TRIAL (Track Impunity Always), la Communauté Genevoise d’Action Syndicale (CGAS), l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture (ACAT), le syndicat Uniterre et l’Organisation Mondiale Contre la Torture (OMCT). Elle est aussi le fruit d’un travail commun des autorités policières et judiciaires suisses, du parquet guatémaltèque en charge des enquêtes sur les violations des droits de l’homme et des Nations unies (Commission internationale des Nations Unies contre l’impunité au Guatemala et Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires).

Le procès et la décision du 6 juin 2014 ont permis de rendre justice aux familles des victimes et ont contribué à l’établissement de la vérité. Ils constituent aussi un motif d’espoir pour la population du Guatemala, frappée par une violence chronique. Entre 1960 et 1996, le pays a connu une guerre civile qui a fait plus de 200.000 morts, 45.000 disparus, 1 million de déplacés et plusieurs milliers de viols. Malgré la signature d’un accord de paix en 1996 entre le gouvernement et la guérilla de l’Union révolutionnaire nationale guatémaltèque pour mettre fin à ce conflit, le Guatemala n’en demeure pas moins l’un des pays les plus dangereux au monde.

Il souffre d’une criminalité endémique, en constante augmentation, alimentée notamment par une corruption généralisée, le trafic des stupéfiants, la violence d’une partie des autorités et l’échec des politiques publiques. L’impunité des criminels, c’est-à-dire l’absence d’enquête sérieuse, de poursuites pénales et de jugement des auteurs de crimes, y reste souvent la norme, en dépit des efforts conjoints des autorités nationales, de la société civile et des Nations Unies (un accord avec les Nations Unies conclu en 2006 a établi la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala).

Rappelons qu’au Guatemala, cette impunité se vérifie particulièrement dans les violences commises contre les défenseurs des droits humains et les communautés luttant pour le respect de leurs droits, mais également contre toutes les personnes en marge de la société : petits délinquants, prostituées, prisonniers de droit commun, minorités etc.

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