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Usage des drones: vers une robotisation des armées?

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(Crédit photo: Glenn Price / Shutterstock.com)

JOL Press : L’usage des drones a-t-il changé la manière de « faire la guerre » ?
 

Emmanuel Goffi : Je ne pense pas que les drones changent réellement la manière de « faire la guerre ». Le mot « guerre » reste d’ailleurs très connoté et est souvent lié à une vision idéalisée des conflits, qui n’est plus adaptée aux formes de confrontation auxquelles on assiste aujourd’hui. Le problème du mot « guerre » est fondamental : lorsqu’on parle des changements dans les modalités de la guerre, on se réfère très souvent à Carl von Clausewitz [théoricien militaire prussien auteur du traité de stratégie militaire De la guerre] et à la manière dont il avait envisagé ces modalités.

S’il y a effectivement eu des changements, quand on regarde l’histoire du phénomène guerrier, on s’aperçoit qu’il n’y a pas vraiment eu de vraie rupture : il y a juste une évolution dans les méthodes et les moyens employés pour « faire la guerre ». Fondamentalement, l’usage de drones n’a pas entraîné de révolution : ce sont de nouveaux outils mis en œuvre aujourd’hui.

JOL Press : Peut-on parler de « déshumanisation » des conflits à cause de l’usage de ces drones ?
 

Emmanuel Goffi : C’est un risque, mais on ne peut pas en parler au sens pragmatique du terme, car il n’y a pas d’études empiriques qui le prouvent. La guerre n’est pas forcément quelque chose d’humain, au sens de respect de l’humanité : c’est aussi pour cela qu’il existe des conventions qui essaient de réguler les conflits. Mais je ne pense pas que les drones, en eux-mêmes, amènent plus de déshumanisation. Ils posent plutôt un problème en termes de responsabilisation morale, mais qui là encore n’est pas nouveau ni spécifique aux drones.

JOL Press : Certaines ONG accusent les Américains de « jouer » à la guerre en pilotant des drones depuis des bases situées à des milliers de kilomètres de leur cible. Quelles questions éthiques cela pose-t-il ?
 

Emmanuel Goffi : Cela pose beaucoup de questions éthiques, mais qui là aussi ne sont pas nouvelles. Cela pose des questions de responsabilité morale des opérateurs mais aussi des autorités publiques et des citoyens dans l’exercice démocratique de l’utilisation de ces systèmes. Cela soulève aussi des questions éthiques sur la moralité de l’emploi de systèmes contre lesquels une victime ne peut pas se défendre. De manière prospective, l’utilisation des drones pose également la question de l’autonomie de ces systèmes : auront-ils un jour des capacités cognitives équivalentes à celles d’un être humain ? 

Notons que beaucoup de problématiques présentées aujourd’hui comme des questions éthiques – et notamment dans le rapport du Stimson Center – sont en fait plutôt des questions de droit ou de psychologie (comme le syndrome de stress post-traumatique par exemple).

JOL Press : Le modèle « traditionnel » de l’armée est-il remis en cause par l’usage des drones ?
 

Emmanuel Goffi : Ce qui change véritablement n’est pas tant le drone lui-même que les perspectives de son utilisation. L’usage du drone ouvre une réflexion sur la possibilité, dans un avenir proche, d’utiliser des robots ou des systèmes autonomes. Cela pose ainsi des questions sur l’éthos militaire : qu’est-ce qu’un militaire ? Est-ce qu’un militaire est vraiment caractérisé par son rapport singulier à la mort ? Est-ce que le sacrifice suprême a un sens ? S’il n’a plus de sens, qu’est-ce qui fait que l’on est militaire ? Qu’est-ce qui différencie un militaire d’un civil ? Cela remet donc en question le modèle du militaire, modèle très symbolique et fortement marqué par un certain nombre de valeurs et de règles bien établies.

JOL Press : Quels sont les principaux intérêts et avantages de l’usage de drones par l’armée ?
 

Emmanuel Goffi : Lorsqu’on mène un conflit quel qu’il soit, il ne faut pas être trop idéaliste : on sait qu’il y aura forcément des implications négatives. C’est aussi pour cela que les conflits sont normalement régulés par le droit – on sait aussi comment fonctionne le droit…

Lorsqu’on évoque l’avantage des drones, en règle générale, on explique que cela permet d’être beaucoup plus précis dans les frappes, qu’ils permettent d’obtenir un certain degré d’efficacité et d’avoir aussi une meilleure connaissance de l’environnement sur lequel on va frapper. Cela permet également de ne pas mettre en jeu ou en danger la vie des soldats nationaux.

Mais il y aussi des inconvénients, et la difficulté est de se positionner entre une vision très idéalisée qui consisterait à dire qu’il faut qu’il n’y ait plus de guerres – ce qui est légitime – et le pragmatisme des conflits et des formes de confrontations que l’on rencontre aujourd’hui sur le terrain, avec des adversaires qui ne sont pas dans des armées régulières, dans des conflits qui ne sont plus des conflits inter-étatiques mais infra-étatiques, extrêmement compliqués à gérer.

JOL Press : L’utilisation des drones, dont l’opacité est souvent critiquée, menace-t-elle les principes du droit international ?
 

Emmanuel Goffi : Je pense que le droit des conflits armés, tel qu’il existe aujourd’hui, n’est plus du tout efficace dans un certain nombre de confrontations que l’on connaît. Il faut garder à l’esprit que le droit des conflits armés est essentiellement fait sur le postulat de conflits entre États, même si certains conflits armés non internationaux sont prévus par les conventions ou les protocoles. Beaucoup de gens appellent à une réglementation de ces drones, mais on sait qu’il sera très difficile de créer de nouvelles normes. Par ailleurs, un certain nombre de pays trouvent énormément d’avantages à avoir ce genre de systèmes. Ils n’auront pas envie de se contraindre, et pourront les utiliser comme ils voudront.

JOL Press : À quoi ressembleront les armées du futur ? Va-t-on vers une robotisation des armées ?
 

Emmanuel Goffi : La robotisation existe déjà. Les pays anglo-saxons sont bien plus avancés que la France en la matière. C’est en effet la voie du futur. Les robots ne sont néanmoins pas une catégorie homogène : cela recouvre aussi bien des petits systèmes robotiques commandés à distance, chenillés pour aller faire du repérage de mines, que des robots anthropomorphes ou zoomorphes, qui pourront éventuellement ensuite être armés, avoir un certain degré d’autonomie, voire être complètement « autonomes » au sens philosophique du terme. Mais nous n’en sommes pas encore là.

Cette robotisation est bien entendu accompagnée par tous les travaux qui sont faits dans le domaine civil, sur l’intelligence artificielle, sur les robots d’accompagnement pour les personnes âgées, sur les robots médicaux, industriels etc. À un moment donné, il y aura donc une convergence de tous ces travaux, et un certain nombre de Nations pourront vouloir intégrer ces robots.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Emmanuel Goffi est chargé de recherche au Centre for Defence and Security Studies de l’Université du Manitoba au Canada. 

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