Entretien avec Wassim Nasr, journaliste, veilleur-analyste pour France 24 et spécialiste du Moyen-Orient et des mouvements jihadistes.
Une semaine après la proclamation, par les jihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant – désormais rebaptisé État islamique – d’un califat sunnite à cheval sur l’Irak et la Syrie, celui-ci a reçu un certain nombre de soutiens. Si plusieurs groupes rebelles de Syrie lui ont prêté serment d’allégeance, l’État islamique continue cependant d’être combattu par d’autres.
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Le 29 juin, les jihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant a annoncé la création d’un califat sunnite à cheval sur l’Irak et la Syrie. (Crédit photo: Oleg Zabielin / Shutterstock.com)
Il y a une semaine, l’État islamique en Irak et au Levant annonçait la naissance d’un califat sunnite, couvrant une partie du territoire syrien et irakien.
La nouvelle a suscité de nombreuses réactions. Si certains groupes islamistes lui ont déjà fait allégeance, en Irak, l’association des oulémas a indiqué que l’État islamique n’avait « consulté ni les habitants d’Irak, ni ceux de Syrie » en proclamant l’instauration du califat. En Arabie saoudite, le quotidien Al-Riyadh, proche du pouvoir, a écrit que le califat était « réduit à une personne à la tête d’une organisation terroriste ».
Au Liban, pour la Jamaa Islamiya – groupe politique islamiste de la mouvance des Frères musulmans – l’annonce a été considérée comme « une hérésie », qui « déforme l’islam et dégoûte les gens de la religion ». La force territoriale et militaire de l’État islamique fait cependant craindre une expansion du groupe, qui continue d’attirer de nombreux combattants jihadistes.
JOL Press : Des groupes rebelles dans le nord et l’est de la Syrie ont menacé de rendre les armes s’ils ne recevaient pas d’aide pour faire face à l’État islamique (EI). Où en est la livraison d’armes promise par les États-Unis ?
Wassim Nasr : Les États-Unis en ont livré, mais au compte-goutte. Ils ont livré des missiles et des roquettes anti-chars, arrivés entre les mains d’un groupe qui s’appelle Hazm, mais ce n’est pas suffisant ; ces missiles sont grands, plutôt encombrants. Les Américains ont également entraîné des groupes de combattants au Qatar, au maniement des armes etc. Mais cela ne suffit pas à faire face aux jihadistes de l’État islamique (EI).
Il ne faut pas oublier que ces groupes rebelles ont déjà commencé la guerre contre l’État islamique en début d’année, mais ne sont pas parvenus à évincer le groupe jihadiste, ni en Syrie ni en Irak. Celui-ci a seulement évacué le nord de la province d’Alep, et se trouve aujourd’hui dans les zones est de cette province.
JOL Press : Qu’est-ce qui a rendu possibles ces réussites de l’État islamique en Irak et en Syrie ?
Wassim Nasr : Ce qui a rendu possible les réussites de l’État islamique en Irak sont les réussites en Syrie, à savoir la mainmise sur des champs de pétrole, sur des armes lourdes et des armes moyennes (roquettes anti-chars, canons anti-aériens, missiles sol-air…).
Tout ce que l’EI a récupéré en Syrie, il l’a utilisé en Irak et aujourd’hui, tout ce qu’il a pu récupérer en Irak, en tant qu’armement moderne (comme des hummers américains ou des camions blindés), il les utilise en Syrie près d’Alep. Il sait jouer sur les deux tableaux : la réussite d’un côté de la frontière rend possible la réussite de l’autre côté.
JOL Press : Depuis la proclamation du califat, qui sont les groupes qui ont fait allégeance à l’État islamique ?
Wassim Nasr : Il y a un groupe qui s’appelle l’Armée des Sahaba, c’est-à-dire les « compagnons du Prophète », qui se trouve dans la zone d’Alep et qui a tout de suite prêté serment d’allégeance. Un bon nombre des combattants et des chefs d’un groupe qui s’appelle Ansar al-Islam en Irak ont également voué allégeance. Maintenant, on voit dans l’est syrien plusieurs membres du Front al-Nosra, d’Ansar al-Sham et de l’Armée libre qui ont également fait allégeance au califat ces derniers jours.
JOL Press : Et ceux qui ne reconnaissent pas ce califat ?
Wassim Nasr : Le commandement de l’Armée syrienne libre (ASL) ou ce qu’il en reste, l’Armée de l’Islam, qui mène la guerre contre l’État islamique à côté de la province de Damas, et tous les autres groupes rebelles syriens. Mais ils piétinent sur le terrain et n’arrivent pas à combattre l’État islamique.
JOL Press : Risque-t-on de voir s’intensifier les combats entre ces groupes rebelles et les groupes islamistes ayant fait allégeance à l’État islamique ?
Wassim Nasr : Les combats se donc déjà intensifiés dans la banlieue de Damas, entre l’Armée de l’Islam et l’État islamique (qui n’a pas de force réelle dans cette partie du territoire syrien). Les combats les plus violents entre factions se trouvent dans les zones est, notamment entre le Front al-Nosra, affilié à Al-Qaïda, et l’État islamique, en position de force.
Ces derniers jours, l’État islamique a pris les villes d’al-Boukamal, de Mayadine et de Chouhil, trois villes qui étaient des bastions du Front al-Nosra et leur fer de lance contre l’État islamique dans les zones est. Aujourd’hui, si les allégeances viennent parfois de gens qui ont combattu l’État islamique, c’est aussi dû au fait qu’un califat a été déclaré, qu’il y a eu des pertes militaires importantes sur le terrain et des réussites de l’État islamique. Tout cela a joué en faveur de l’EI, politiquement ou militairement parlant.
JOL Press : Sait-on aujourd’hui combien de jihadistes combattent pour l’État islamique ?
Wassim Nasr : On estime à peu près à 15 000 le nombre de vrais combattants enrôlés au sein de l’État islamique, mis à part ceux qui les rejoignent depuis d’autres clans en Irak par exemple.
JOL Press : Au sein de la population sunnite irakienne, de quelle popularité l’État islamique jouit-il ?
Wassim Nasr : Il y a des divisions au sein de la population sunnite, mais les combattants de l’État islamique restent très populaires. Cela s’est vu une première fois en janvier à Fallouja, ville qu’ils contrôlent maintenant depuis six mois, non loin de Bagdad. Cela s’est aussi vu à Mossoul : sur les 2,5 millions d’habitants, 500 000 personnes ont quitté la ville, dont des chrétiens et des Kurdes. Les autres sont restés.
L’État islamique n’est pas forcément adulé par les populations, mais il a ramené un certain ordre, certes sanguinaire, mais un ordre quand même, dans des zones où le chaos régnait depuis trois ans en Syrie. En ce qui concerne l’Irak, les gens étaient tellement opprimés par le régime sectaire de Nouri al-Maliki qu’ils ont trouvé dans l’État islamique une sorte de libérateur.
Cela aurait pu être un autre groupe, mais l’EI s’est fait de l’argent, s’occupe des petits problèmes quotidiens des gens, a ouvert des tribunaux et une police – islamiques – et même des bureaux des plaintes permettant à n’importe qui de dire qu’il a été inquiété par tel soldat ou émir.
Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press
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Wassim Nasr est journaliste, veilleur-analyste pour France 24 et spécialiste du Moyen-Orient et des mouvements jihadistes.