Entretien avec Frédéric Encel *, spécialiste du Proche et du Moyen-Orient.
Jamais, depuis la mort de Mouammar Kadhafi, en octobre 2011, la Libye n’a été aussi proche du chaos. L’escalade des violences a poussé plusieurs Etats occidentaux, dont la France, à appeler leurs ressortissants à quitter le pays.
A Tripoli, la capitale, au moins 97 personnes ont été tuées et plus de 400 autres blessées en deux semaines de combats entre milices rivales. Benghazi, à l’Est, est aussi, depuis 24 heures, le théâtre d’affrontements entre l’armée et des groupes islamistes. Au moins 38 personnes ont été tuées.
JOL Press : Qui sont les milices qui sévissent en Libye ?
Frédéric Encel : Ces groupes sont de deux natures. Les premiers sont composés d’islamistes radicaux avec un mélange de Frères musulmans et de salafistes – deux mouvements sunnites. Ils se sont manifestés il y a trois ans, au moment de la chute de Mouammar Kadhafi. Aujourd’hui, on trouve des groupes de ce type à peu près partout au Moyen-Orient et en Afrique subsaharienne – de l’Irak au Nigeria en passant par le Mali et la Syrie.
Il existe aussi des groupes de nature clanique. Le système tribal est une composante essentielle de la société libyenne. Depuis la mort de Mouammar Kadhafi, un certain nombre de ces clans se sont armés, parfois puissamment, pour défendre leurs territoires ou mener des activités crapuleuses. Le caractère idéologique de ces groupes est beaucoup moins prégnant.
Les forces gouvernementales sont elles-mêmes aux prises avec ces questions identitaires. Frappée par d’importants problèmes de corruption, l’armée est en outre très peu structurée.
Système tribal
JOL Press : Que veulent les fondamentalistes islamistes ?
Frédéric Encel : Leur objectif est très clair. Ils veulent établir un Etat dont le régime serait fondé sur un islamisme radical. Cela passerait par une application stricte de la charia contre les «comportements indécents» ou «déviants» avec punitions sévères voire lapidations pour certains «crimes», comme les relations homosexuelles ou l’adultère par exemple.
Cela passerait aussi par un soutien massif aux groupes de même tendance dans les pays voisins. L’Egypte et la Tunisie sont d’ailleurs très inquiets de la situation en Libye.
JOL Press : Ces groupes islamistes radicaux sont-ils soutenus à l’étranger ?
Frédéric Encel : Il est difficile de répondre à cette question. Actuellement, nous avons affaire à une véritable nébuleuse islamiste radicale sunnite. Souvent, les groupes qui sévissent à travers le monde ont, localement, des stratégies et des objectifs différents. Toutefois, cela ne veut évidemment pas dire qu’ils n’entretiennent pas une matrice unique.
Deuxième élément, dans les pays voisins de la Libye, la reprise en main du pouvoir par des nationalistes est très nette. On le voit notamment en Egypte avec le maréchal al-Sissi, qui est extrêmement hostile aux Frères musulmans et au Hamas. Même constat en Algérie et en Tunisie : les deux pays mènent une politique très forte contre les islamistes radicaux.
Semi-anarchie
JOL Press : Quelle est la puissance de ces fondamentalistes islamistes ?
Frédéric Encel : Il faut d’abord souligner que leur capacité de nuisance est forte. Ces groupes bénéficient du soutien d’une partie importante de la population. De plus, ils sont très fanatisés et mènent fréquemment des attentats-suicides. Ils sont aussi parvenus à infiltrer la quasi-totalité des arcanes de l’Etat. Vraisemblablement, ils ne disposent pas d’armes stratégiques – avions, hélicoptères, drones, missiles à moyenne ou longue portée etc.
JOL Press : La Libye est-elle sur le point de sombrer dans le chaos ?
Frédéric Encel : Oui. S’agissant de l’avenir du pays, je pense que l’une des hypothèses les plus crédibles est une séparation en deux Etats – la Cyrénaïque d’une part et la Tripolitaine d’autre part – et peut-être un morcellement plus important sur la base de clans installés de façon ancestrale sur le territoire. La Libye est dans une situation de semi-anarchie, avec à sa tête un gouvernement fantoche. On est déjà dans un état de guerre civile larvée.
Propos recueillis par Marie Slavicek pour JOL Press
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* Frédéric Encel est docteur en géopolitique, professeur à l’ESG Management School et maître de conférences à Sciences Po. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont «Atlas géopolitique d’Israël. Aspects d’une démocratie en guerre» (Autrement, 2008, nouvelle éd. revue et augmentée en 2012) et «De quelques idées reçues sur le monde contemporain. Précis de géopolitique à l’usage de tous» (Autrement, 2013).