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Présidentielle en Indonésie: deux candidats, deux styles opposés

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JOL Press : Quel engouement la campagne a-t-elle suscité ? Quelles sont les attentes des électeurs ?
 

Delphine Alles * : Les campagnes électorales sont toujours présentées comme une fête populaire en Indonésie – un héritage de l’époque Suharto (1967 – 1998) où l’on a commencé à parler de «pesta demokrasi» ou «festival de la démocratie» –, mais elles constituent aussi un moment privilégié pour l’expression, parfois violente, de frustrations politiques et sociales. C’est d’autant plus le cas depuis la libéralisation de la sphère politique et des médias, qui permettent à toutes les tendances de s’exprimer. Cette année, pour la troisième élection présidentielle au suffrage universel direct depuis la transition démocratique en 1998, on a pu ressentir une forme de lassitude, notamment chez les jeunes dont l’enthousiasme vis-à-vis du processus électoral et de la sphère politique s’est quelque peu émoussé.

Les attentes des électeurs convergent sur la nécessité d’élire un président capable de se tenir à l’abri de la corruption (des scandales ont entaché plusieurs partis ces derniers mois, y compris le Parti démocrate du président sortant, Susilo Bambang Yudhoyono, dit SBY), de faire preuve de volontarisme politique (la recherche systématique du consensus par SBY est souvent assimilée à une forme d’indécision), et de maintenir le pays sur la voie du développement alors que les indicateurs affichent des signes de décrochage (hausse de l’inflation et creusement du déficit). 

JOL Press : Cette élection s’annonce serrée entre le gouverneur de Jakarta Joko Widodo et l’ex-général Prabowo Subianto. Quel est leur programme ? 
 

Delphine Alles : C’est au cours des dernières semaines que l’écart s’est fortement resserré entre les deux candidats, alors que Joko Widodo partait avec un net avantage. Entre 10 et 20% des électeurs se disent encore indécis, ce qui rend le résultat de cette élection très ouvert.

Les candidats représentent des partis à tendance nationaliste (le PDI-P ou le Parti démocratique indonésien de lutte pour Joko Widodo ; Gerindra ou le Parti du mouvement pour une grande Indonésie pour Prabowo Subianto), mais sont à la tête de coalitions très éclatées qui exigent des compromis politiques et tendent à brouiller les différences. La scène politique indonésienne est relativement peu idéologisée, au sens où on l’entend par exemple en Europe. Les thématiques de la souveraineté et de l’unité nationale, de l’autosuffisance économique et du développement, ou de l’amélioration des conditions de vie des plus pauvres reviennent dans les programmes des deux candidats qui se réclament de l’héritage du père de l’indépendance du pays, Sukarno.

Prabowo Subianto s’inscrit néanmoins assez clairement dans la tradition semi-autoritaire de son ancien mentor Suharto, et l’on peut anticiper qu’il devra faire davantage de concessions aux partis islamistes, qui occupent une large place dans sa coalition. Joko Widodo insiste davantage sur le pluralisme, les notions d’entraide et de solidarité et la consolidation du jeu démocratique. Mais plus que par leurs programmes, c’est par leur style et les traditions qu’ils incarnent que les deux candidats se distinguent réellement. 

JOL Press : Quel est le style de chaque candidat ? Quelle Indonésie incarnent-ils ? 
 

Delphine Alles : Prabowo Subianto, ex-général de l’époque Suharto, entend gouverner par le haut. Il compte faire la différence en jouant sur l’aspiration d’une partie des Indonésiens à élire un dirigeant doté d’une forte personnalité, après les reproches adressés au président sortant sur son indécision et la forme de nostalgie de l’ère Suharto qui a parfois été alimentée par les turpitudes du jeu démocratique. Il peine d’ailleurs à se départir des accusations d’atteintes aux droits de l’Homme dont il aurait été l’auteur lorsqu’il portait l’uniforme, ce qui lui vaut la méfiance des électeurs soucieux de la préservation des libertés en Indonésie.

Joko Widodo s’efforce à l’inverse de présenter une image modeste et propre du peuple qui lui attire une forte popularité chez les Indonésiens les plus pauvres. Il plaît également aux jeunes et aux défenseurs de la démocratie car il entend gouverner par la concertation. Son absence d’expérience politique au niveau national (partagée d’ailleurs par son concurrent) et sa réputation de manque de leadership – au sein même de son propre parti qui reste dominé par la figure de l’ancienne présidente et fille de Sukarno, Megawati Sukarnoputri – concentrent en revanche les principales critiques de ses opposants. 

JOL Press : Les opposants de Prabowo Subianto craignent, s’il est élu, un possible retour à un régime autoritaire. Ce risque est-il fondé ? 
 

Delphine Alles : Il est vrai que le candidat du parti Gerindra a un passé particulièrement trouble, qui soulève des doutes justifiés sur son attachement aux droits de l’Homme et à la démocratie. A la tête des forces spéciales de l’armée indonésienne, il aurait notamment été impliqué dans les violences qui ont entouré la chute de Suharto en mai 1998, sur fond d’émeutes anti-chinoises et d’enlèvements d’activistes pro-démocratie.

Il affirme désormais sa volonté de protéger les droits de l’Homme (mentionnés dans le programme électoral de son parti), mais il lui est arrivé encore récemment de tenir un discours ambigu, distinguant par exemple la démocratie électorale «à l’occidentale» de sa version indonésienne fondée sur le consensus. Ces propos ont été interprétés par ses opposants comme une porte ouverte vers une conception autoritaire de la prise de décision…

Il joue aussi la carte de l’autoritarisme en prétendant rétablir une forme d’«efficacité militaire» dans l’administration pour résoudre par exemple les problèmes posés par les délais systématiquement observés dans la mise en œuvre des travaux publics.

Pour autant, l’Indonésie de 2014 est très différente de celle qui s’était soulevée contre le régime de Suharto en 1998. Une société civile bouillonnante, connectée et mobilisée, s’est développée partout dans l’archipel et n’est pas disposée à laisser le pouvoir empiéter sur ses libertés publiques et privées. L’élection de Prabowo Subianto ne constituerait certainement pas une avancée pour la démocratie indonésienne, loin de là… mais il serait exagéré de la considérer comme la condition suffisante d’un retour à l’autoritarisme. 

JOL Press : Quels sont les grands défis que devra relever le prochain président indonésien ? 
 

Delphine Alles : Malgré les avancées réalisées par le président sortant en termes de stabilité institutionnelle et économique, son héritage laisse d’immenses défis à son successeur : il s’agira en particulier de maintenir la croissance et le développement tout en maîtrisant l’inflation et le déficit budgétaire ; d’apaiser les tensions politiques dans les îles extérieures (notamment en Papouasie occidentale, où l’autorité de l’Etat est contestée et des atteintes aux droits de l’Homme sont régulièrement dénoncées) ; de développer l’éducation et les infrastructures ; de lutter contre la corruption et pour l’indépendance de la justice.

Il s’agira aussi de résoudre les défis écologiques auxquels est confronté le pays (des chiffres récemment publiés dans le journal Nature Climate Change font état d’un taux de déforestation deux fois plus élevé que celui du Brésil, avec 6,02 millions d’hectares de forêt primaire décimés entre 2010 et 2012 – un problème qui ne peut être résolu sans s’intéresser à la question des droits de propriété des communautés traditionnelles, souvent bafoués dans les îles extérieures).

Propos recueillis par Marie Slavicek pour JOL Press

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* Delphine Alles est professeur des universités en sciences politiques à l’Université Paris 1 Est Créteil (UPEC). Spécialiste des relations internationales en Asie du Sud-Est, en particulier en Indonésie et en Malaisie, elle est aussi chercheur associée à l’Institut de recherches sur l’Asie du Sud-Est Contemporaine (IRASEC – Bangkok).

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