Entretien avec David Thomson, reporter à RFI et spécialiste des mouvements djihadistes. Il a notamment travaillé sur le mouvement tunisien Ansar Al Charia.
Depuis quelques mois, le monde découvre l’Etat islamique et sa montée en puissance en Irak et en Syrie. Avec une stratégie de communication bien rodée, l’organisation djihadiste qui devient de plus en plus un véritable Etat a envahi les réseaux sociaux. En diffusant photos et vidéos, elle impressionne ses ennemis tout en fascinant ceux qui aspirent à rejoindre les rangs de son armée.
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L’Etat islamique maîtrise parfaitement sa communication sur les réseaux sociaux. Crédit : Shutterstock
JOL Press : La communication de l’Etat islamique semble extrêmement bien rodée. C’est la première fois qu’un groupe islamiste exploite les réseaux de communication de manière aussi précise et rigoureuse. Qu’en pensez-vous ?
David Thomson : C’est effectivement le premier groupe qui utilise les réseaux sociaux à ce point là. Les Shebab [groupe islamiste somalien notamment responsable de la tuerie au Kenya dans le centre commercial Westgate en septembre 2013, ndlr] l’avaient fait mais dans une moindre mesure. La différence fondamentale avec l’Etat islamique est l’ampleur du phénomène.
A présent, il existe une série de comptes officiels par wilayas, c’est-à-dire par provinces, qui diffusent une information quasiment en temps réel sur ce qu’il se passe sur le terrain. Que ce soient les combats, les mises à mort, les exécutions, etc… En même temps, des centaines voire des milliers de comptes non-officiels de partisans se chargent de relayer tous ces communiqués, photos et vidéos. C’est la première fois qu’on assiste à un tel phénomène.
JOL Press : Vous aviez réalisé un reportage sur le mouvement Ansar al Charia (Tunisie : la tentation du Jihad, Arte 2013). Comment comparez-vous leur stratégie de communication avec celle de l’EI ?
David Thomson : Elle était relativement similaire. D’ailleurs, plusieurs responsables de la communication de l’EI sont des anciens d’Ansar al-Charia où ils étaient chargés de la même mission. Ce qui est très intéressant, c’est que l’apparition d’Ansar al-Charia coïncide avec l’arrivée du jihad médiatique dans les réseaux sociaux de façon massive, ce qui remonte à trois ans maximum, même si des djihadistes utilisaient Internet avant.
Ansar al-Charia était le premier groupe à avoir trois pages Facebook, à être très présent et actif sur internet. L’EI aujourd’hui fait la même chose. Mais il faut bien différencier leur présence sur Internet – qui remonte à longtemps – à celle sur les réseaux sociaux, qui est bien plus récente.
JOL Press : Les réseaux sociaux ont joué un rôle important pendant les révolutions arabes. Pensez-vous que les groupes islamistes ont pris conscience à ce moment-là de leur importance ?
David Thomson : Oui c’est tout à fait possible. Au moment des révolutions arabes, le monde a découvert le rôle des réseaux sociaux. Les gens détournaient la censure de leurs pays, comme par exemple en Tunisie sous Ben Ali, et se servaient de Facebook pour transmettre des informations de façon virale. Dans des villes comme Sidi Bouzid où il n’y avait aucune couverture médiatique, cela permettait de diffuser des vidéos et de se donner rendez-vous pour des manifestations. Aujourd’hui les djihadistes font la même chose. On arrive à un point où ils ont un marketing de type Apple, comme s’ils avaient intégré Steve Jobs. Lorsqu’une vidéo de l’EI sort, ils n’ont même plus besoin d’en faire la promotion puisqu’elle devient virale sur le Web et tous les médias en font la promotion comme pour la sortie du nouvel iPhone.
C’est ce qui s’est produit pour la vidéo de l’exécution de James Foley ou celle de la première apparition d’Abou Bakr al-Baghdadi [le calife autoproclamé de l’EI, ndlr] le 29 juin. En 12 heures, cette vidéo a fait 2 millions de vues alors qu’il y a 6 mois, elle en aurait fait 20 000 en une semaine. C’est absolument impossible de lutter contre ça. Par exemple, en ce moment l’EI fait un véritable teasing pour la décapitation de Steven Sotloff qui va arriver dans les prochains jours. Ils montrent des photos tirées de son profil Facebook de l’époque. La différence, c’est qu’il y a trois ans, pour trouver une vidéo de djihadistes, il fallait aller dans des forums accessibles à seulement quelques personnes, les télécharger avec des codes en suivant des liens obscurs. Aujourd’hui, il suffit d’aller sur YouTube.
En plus de cela, il y a tous les petits comptes de combattants de l’EI qui sont sur le terrain et postent des photos de leur quotidien. Comme poser avec son petit-déjeuner et sa Kalachnikov pour montrer qu’il y a une forme d’opulence sur le sentier d’Allah. Et il peut y avoir le même jour une photo de la même personne avec une tête décapitée dans la main. Avec les réseaux sociaux, l’objectif de l’EI est à la fois de terroriser ses ennemis et d’être aimé par ses partisans. A la fameuse question de Machiavel : le prince doit-il être aimé ou craint ? Abou Bakr al-Baghdadi répond qu’il veut être aimé et craint.
Un bon exemple de cette stratégie de communication est la prise de Mossoul. L’EI a sorti une série de vidéos appelées « Salil Sawarim » en quatre épisodes et qui sont littéralement des films. On y voit des assassinats, des batailles, des exécutions, c’est du marketing de l’ultra-violence. Le quatrième et dernier épisode a été diffusé sur les réseaux sociaux et les sites de partage de vidéos trois ou quatre jours avant l’attaque de Mossoul. Beaucoup de gens, dont je fais partie, pensent que cette vidéo a eu un impact terrible sur les combattants de l’armée irakienne puisqu’ils ont fui, il n’y a pas eu d’affrontement.
JOL Press : Vous avez longuement décrypté le reportage de Vice sur l’Etat islamique pour Rue89. Pensez-vous que ce genre de reportage bénéficie plus à l’EI ou à l’information en général ?
David Thomson : Ce qui me gêne dans ce reportage, c’est que les gens ne suivant pas l’actualité de l’EI ne se rendent pas compte qu’il n’y a rien de vraiment nouveau. Toutes les images qui ont été diffusées dans le documentaire l’ont déjà été par les organes officiels de l’EI comme Al Furqan. Je ne cherche pas à minimiser l’aspect extraordinaire de ce travail : le fait d’être allé à Raqqa tourner avec l’EI est admirable et demande un grand courage.
Pour autant, dans le montage, Vice a récupéré et inclut des images d’Al Furqan sans le préciser. Même les images tournées par le journaliste avaient déjà été diffusées parce qu’elles avaient été filmées par le caméraman de l’EI au même moment. Pour les spécialistes de la question, il n’y a donc aucun apport informationnel. Après, c’est un coup de pub planétaire pour Vice et un coup marketing absolu pour l’EI. C’est la validation par un média extérieur à l’EI de la véracité des images diffusées par ses organes officiels et de sa propagande.
JOL Press : Quel effet leur stratégie a-t-elle, pour le moment, sur les musulmans en Occident, particulièrement les jeunes et ceux qui partent faire le djihad ?
David Thomson : Je pense que c’est aussi l’intérêt pour l’EI d’un documentaire comme celui de Vice parce que cela lui permet de toucher un public qui ne regarde pas ses vidéos officielles. Savoir quel est l’impact sur les populations musulmanes est difficile à dire, il faudrait une étude précise sur le sujet.
En ce qui concerne l’influence sur les jeunes de sensibilité djihadiste, elle est énorme. Pour eux, l’EI représente l’application littérale de la charia. Plus l’EI a d’ennemis et plus ces jeunes considèrent qu’il est sur la bonne voie. C’est la première fois qu’un Etat djihadiste administre une zone territoriale et défie le monde entier. Pour ceux qui sont en faveur de la cause djihadiste, cela exerce une fascination énorme.
Propos recueillis par Benjamin Morette pour JOL Press
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David Thomson est un journaliste reporter pour RFI. Il est l’auteur du livre Les Français Jihadistes aux éditions Les Arènes (2014). Il a également réalisé le reportage « Tunisie : la tentation du Jihad », diffusé sur la chaîne Arte en 2013.