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«Les Grands-mères de la place de Mai ont changé le cours de l’Histoire»

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JOL Press : Lors du tournage de votre documentaire « Les 500 bébés volés de la dictature » vous avez rencontré les Grands-mères de la place de Mai. Qu’est-ce qui vous a marqué chez ces femmes?

Alexandre Valenti : Cela fait 36 ans qu’Estela de Carlotto, la présidente des Grands-mères de la place de Mai, attend ce jour. Pendant ces trente années de quête, d’attente, de persévérance, elle n’a jamais baissé les bras un seul jour. Je l’ai rencontré plusieurs fois. Je me souviens qu’elle disait qu’elle aurait changé tous les honneurs et les plus grandes distinctions contre la vie de sa fille, Laura, assassinée par la junte militaire en 1978.

Estela a su par une autre femme emprisonnée dans le même centre de détention que sa fille, qu’elle avait donné naissance à ce bébé. Estela avait donc la certitude que son petits-fils était né dans les camps de la mort. Depuis ce jour, elle le cherche, au sein de l’association des Grands-mères de la place de mai, dont elle est la présidente depuis 1987. Comme quoi le combat, la patience et la résistance lui ont donné raison.

Des messages et des moyens pour toucher les jeunes
 

JOL Press : Depuis plus de trente ans, les Grands-mères ont fourni un travail colossal, et ce de manière pacifiste. Ont-elles reçu le soutien du gouvernement ?

Alexandre Valenti : Pendant les vingt années de démocratie, jusqu’à l’arrivée du président Nestor Kirchner, la politique des Droits de l’Homme n’était pas prioritaire en Argentine : il y a d’ailleurs eu des amnisties des responsables d’exactions, de torture, et d’assassinats pendant la dictature. Une fois arrivé au pouvoir, Nestor Kirchner a mis la politique des droits de l’homme au centre d’une politique d’Etat. Les criminels ont alors été présumés coupables. Cela a aussi permis de créer une dynamique, aidant les associations comme celles des Mères et des Grands-mères de la place de Mai.

Même si, depuis 2004, le gouvernement les aide et les soutient – n’oublions pas que l’Argentine est l’un des rares pays qui dispose d’un ministère des Droits de l’Homme actif –  il n’en reste pas moins que ce sont ces femmes qui ont mis en place tout le système, comme la création de la banque de données génétiques, et qui ont mené de nombreuses enquêtes pour retrouver les enfants. 

JOL Press : Comment ont-elles travaillé pour retrouver la trace des enfants volés pendant la dictature argentine ?

Alexandre Valenti : Les Grands-mères ont eu l’intelligence de vouer tout leur travail, toutes leurs idées ainsi que toute leur énergie aux jeunes. Elles ne pensaient pas « en personnes âgées ». Elles ont su anticiper les événements ainsi qu’adapter les messages et les moyens pour toucher les jeunes. Pour pousser les jeunes à faire un test ADN, elles ont mené de nombreuses campagnes telles « Musique pour l’identité », « Tango pour l’identité », « Football pour l’identité ». Ainsi, elles ont pu toucher tous les réseaux de la société qui pouvaient avoir une relation avec les jeunes. 

Bande-annonce du film d’Alexandre Valenti, « Argentine, les 500 bébés volés de la dictature »:

JOL Press : Cette nouvelle va-t-elle conforter les Grands-mères dans leur combat ?

Alexandre Valenti : Estela de Carlotto est le symbole médiatique de la lutte des Grands-mères de la place de Mai. Le fait qu’elle vienne de retrouver son petit-fils redonne « un moteur à la fusée » si l’on peut dire pour la propulser et continuer le combat. Cela fait aussi taire toutes les personnes qui disaient qu’il fallait mieux arrêter la lutte. Il reste encore plus de 300 enfants à retrouver : en retrouvant la trace de Guido de Carlotto, cela prouve bien qu’il ne faut pas arrêter.

« Les grands-mères n’ont jamais cessé de lutter »
 

JOL Press : La jeune génération va-t-elle reprendre le flambeau de la lutte des Grands-mères de la place de Mai ?

Alexandre Valenti : Malgré leur âge, les grands-mères n’ont jamais cessé de lutter, de communiquer, et ce malgré la maladie, la fatigue. Elles ont fait le tour du monde pour parler de leur lutte. Elles viennent de très loin : elles n’étaient au départ qu’une douzaine. Et pourtant, elles ont changé le cours de l’histoire.

Mais le temps joue contre elles… Aujourd’hui, les petits-enfants retrouvés – aujourd’hui trentenaires – s’activent au sein de l’association pour assurer ainsi la relève et retrouver leurs « frères ou sœurs », car ils se considèrent unis par l’histoire et les événements. La dictature à bouleverser le cours de la vie de leurs parents mais les a unis dans ce combat pour continuer à chercher tous ceux qui manquent. 

JOL Press : Le vol des 500 bébés pendant la dictature argentine était-il un plan organisé au plus haut niveau de l’Etat ?

Alexandre Valenti : Effectivement, ce vol de bébés a été jugé par la justice, et reconnu non comme l’œuvre de quelques fous à lier qui voulaient garder les enfants comme un butin de guerre, mais comme un plan organisé au plus haut niveau de l’Etat. Environ 30 000 personnes sont mortes ou disparues : parmi elles, figuraient ces femmes enceintes que les militaires plaçaient dans des camps de la mort pour « sauver leurs enfants du marxisme ou communisme ».

Dans le documentaire que j’ai réalisé « Les 500 bébés volés de la dictature », je filme le verdict du juge contre un criminel pendant la dictature : il énonce clairement un « plan systématique organisé par l’Etat ». Toutes proportions gardées, ce qu’il s’est passé dans les camps de la mort est comparable à ce qu’il s’est passé pendant la Shoah : c’est-à-dire un plan organisé pour tuer de façon systématique des gens, que l’on cachait dans des conditions secrètes.

« Une démocratie ne se construit pas sur le mensonge »
 

JOL Press : Quand est-ce que les Argentins ont découvert ce qu’il se passait dans les camps de la mort ?

Alexandre Valenti : Je me suis exilé en 1976, et j’ai pris connaissance de l’ampleur de ce qu’il s’est passé dans les camps à la parution du livre « Plus jamais ça », en 1986, donc dix ans plus tard : c’était terrifiant de découvrir cela. Il reste des dizaines de procès aujourd’hui. Plus d’un millier de militaires sont inculpés. Cinq cents d’entre eux sont aujourd’hui en prison pour crime contre l’humanité. Mais encore aujourd’hui, on prend connaissance de nouvelles horreurs qui se sont déroulées pendant la dictature.

Un pays ne peut pas se construire en ignorant son histoire, en occultant des faits. Une démocratie ne se construit pas sur le mensonge ou sur l’omission. Le jugement de ces hommes a permis à tout un pays de découvrir comment les choses se sont vraiment passées. Il ne s’agit pas d’une problématique idéologique, puisque nous avons jugé des faits : emprisonner une femme enceinte, la faire accoucher cagoulée, menottée, voler son enfant comme un butin de guerre, et prouver tout cela par les faits, grâce la génétique, c’est une question de vérité : la seule chose sur laquelle on peut bâtir l’identité d’un pays, d’une société.

Propos recueillis par Louise Michel D. pour JOL Press

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Alexandre Valenti a réalisé lé documentaire « Argentine, les 500 bébés volés de la dictature »

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