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50 ans après…Les Pieds-noirs se souviennent de l’Algérie

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Il y a soixante ans, une trentaine d’attentats antieuropéens faisaient basculer l’Algérie dans la guerre. Huit ans plus tard, plus d’un million de Pieds noirs, spoliés, traumatisés, chassés d’un pays qu’ils croyaient être le leur, étaient « rapatriés » en catastrophe en métropole, où leur exode était minimisé et leur mémoire piétinée, alors que la plupart n’étaient pas de riches colons « à cravache et cigare » (Camus), mais des ouvriers et des ingénieurs, des enseignants et des médecins, des commerçants…

Extrait de Pieds-noirs, les bernés de l’Histoire, d’Alain Vincenot (Editions L’Archipel)

Le temps des bâtisseurs

Et la terre d’Algérie s’est dérobée sous leurs pieds qu’on disait noirs. Sur ce bout de France caillouteux, rongé par le soleil, leur France du Sud, à 700 kilomètres de Marseille, ils n’avaient plus leur place. Ils y avaient peiné, défriché des landes, asséché des marais, creusé des puits, irrigué des vallées, fertilisé des champs, planté des arbres, bâti des villes, des hôpitaux et des dispensaires, des écoles, des lycées et des universités, des usines et des aérodromes, tracé des routes et des lignes de chemin de fer, tendu des ponts, érigé des barrages, dragué des ports, développé une administration, ouvert des commerces ; ils y avaient souffert de l’insécurité, de la famine, des épidémies et des nuages de sauterelles ; ils y avaient enterré leurs anciens…

En 1962, porté au pouvoir par un général de Gaulle pressé d’en finir avec la « boîte à chagrins » algérienne, le FLN, nouveau maître du pays à l’idéologie mâtinée de marxisme, d’islamisme et de nationalisme arabe, laissait pour alternative aux pieds-noirs « la valise ou le cercueil ». Dans la patrie de Vercingétorix, du chevalier Bayard, de Jeanne d’Arc, du bon roi Henri IV, d’Émile Zola, de Victor Hugo et de Jules Ferry, ces icônes qu’ils vénéraient, personne ne les attendait. Plus d’un million d’hommes, de femmes, d’enfants, chassés de leur terroir doux et rêche qu’ils aimaient passionnément, se métamorphosaient en fardeau encombrant. « Des vacanciers qui ne tarderaient pas à rentrer chez eux », ronronnait la thèse officielle. Le gouvernement en minimisait l’exode, qui ravivait les mauvais souvenirs de 1940 et portait atteinte au prestige de la France.

Pour le général de Gaulle, il n’était pas question que l’exil de ces « rapatriés » désemparés et démunis entache, aux yeux des grands de la planète entre lesquels il s’évertuait à déplier un strapontin, le « succès » de ses « accords d’Évian », ni que son image d’« homme providentiel ayant ramené la paix » soit écornée auprès de ses concitoyens de métropole. Il fallait s’amputer de l’Algérie. Avec grandeur. Et vite. Qu’importe les larmes des rastaquouères récalcitrants à la tchatche excentrique qui, après le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord en novembre 1942, lui avaient préféré son rival, le général Giraud, et n’entendaient rien à la marche des nations. Ils agaçaient l’homme du 18 juin qui avait su jadis relever l’honneur de la France et se hisser à la table des Churchill, Roosevelt et Staline.

Leur remue-ménage contrariait ses plans. Leurs terrasses où, dans le cliquetis des glaçons des verres d’anisette, se dégustait la kémia, leurs tables où défilaient plats de loubia, boulettes, chorba, tchoutchouka, calentita et polenta étaient étrangères au hobereau de La Boisserie. Colombey-les-Deux-Églises ne serait jamais Colomb-Béchar-les-Deux-Mosquées. En 1954, dans le premier tome de ses Mémoires de guerre, le Général s’était épanché sur « une certaine idée de la France » :

Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a en moi d’affectif imagine naturellement la France, telle une princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle.

Charles de Gaulle ne concevait vraisemblablement pas que la princesse ou la madone qu’il sublimait roule la semoule d’un couscous, fasse griller des merguez, se délecte de zlabias, de cornes de gazelle et de makrouts, qu’elle se promène le long d’une allée moderne bordée d’eucalyptus et de lauriers roses. Au loin : des vignes, des vergers et des champs de céréales dont les parcelles dessinaient un paysage géométrique, avec, en arrière-plan, les escarpements d’une montagne balayée par le vent qui enveloppait de poussière les maquis de lentisques et de ronces, les buissons d’asphodèles et de jujubiers. La « destinée éminente et exceptionnelle » de la princesse ou de la madone gaullienne ne croisait pas celle des pieds-noirs. Expansifs, machos, rugueux, soupes au lait, ces « braillards » faisaient trop de bruit. Néanmoins, en 1957, ils avaient donné au monde un prix Nobel de littérature, Albert Camus, et un autre de leurs fils, Claude Cohen-Tannoudji, recevrait en 1997 le prix Nobel de physique : deux anciens élèves du lycée Bugeaud d’Alger. Ils avaient même façonné une langue, parlée à grand renfort de gestes, le pataouète, patchwork de français, d’arabe, d’italien, de maltais, de catalan et de castillan.

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Un chapitre de l’histoire de ce pan du Maghreb où était né, en l’an 354, saint Augustin, l’un des pères du christianisme, et qui, depuis près d’un siècle et demi, avait agrégé cinq départements à la France, s’achevait dans les faux-semblants, le sang, les larmes et l’incompréhension. Celui-ci s’était ouvert le 14 juin 1830, trente ans avant le rattachement de la Savoie à la France, avec le débarquement, au lever du jour, de militaires français sur la presqu’île de Sidi-Ferruch : dans la soirée, la Première division d’infanterie, sous les ordres du général baron Pierre Berthezène, épaulée par la division Loverdo, contrôlait la place. Le roi Charles X avait confié à son armée une mission : laver un affront vieux de trois ans. Le 29 avril 1827, veille de l’Aïd el-Seghir, fin du Ramadan, le dey d’Alger, représentant du sultan ottoman qui régnait sur le Maghreb, avait, au cours d’une audience rendue houleuse par des créances impayées, donné un coup de chasse-mouche au consul de France, Pierre Duval.

À Sidi-Ferruch, il n’était pas seulement question d’honneur. Les pays européens voulaient mettre un terme à la piraterie barbaresque qui depuis des siècles infestait la Méditerranée, aux captures de chrétiens vendus comme esclaves sur les marchés d’Alger et aux cruels supplices dont Arabes et Ottomans appréciaient le spectacle. Donc, en mai 1830, six cent soixante-quinze navires, transportant plus de trente-six mille soldats, avaient levé l’ancre à Marseille et Toulon. Avant l’embarquement, le général Louis Auguste Victor de Ghaisne, comte de Bourmont, ministre de la Guerre, commandant en chef de l’expédition, avait transmis à ses troupes son premier ordre du jour : « La cause de la France est celle de l’humanité. Montrez- vous dignes de votre belle mission. Qu’aucun excès ne ternisse l’éclat de vos exploits ; terribles dans le combat, soyez justes et humains après la victoire. » Le 5 juillet, le dey d’Alger acceptait l’acte de capitulation, qui prévoyait :

L’exercice de la religion mahométane restera libre ; la liberté des habitants de toutes les classes, leur religion, leur commerce, leur industrie ne recevront aucune atteinte ; leurs femmes seront respectées. Le général en chef en prend l’engagement sur l’honneur.

La pacification de cette régence de la Sublime Porte allait durer des décennies, ponctuée de combats impitoyables et de monstruosités. En 1830, Paul Raynal, intendant militaire de l’armée d’Afrique, témoignait :

Ces bédouins sont d’effroyables gens, ils coupent une tête avec un plaisir féroce dont il est difficile de se faire une idée. Jugez-en. Dans la chaleur du combat, ils se contentent de saisir le prisonnier, de détacher la tête du tronc et de l’emporter ; mais quand ils peuvent prendre leur temps, ils commencent par abattre les deux poignets, puis ils coupent les oreilles, puis tailladent la nuque de manière à faire un tatouage sanglant, puis enfin, ils abattent le nez. Ce n’est qu’alors que leur victime cesse de souffrir en ayant le col coupé. Un de nos gens a été délivré de leurs mains après avoir supporté une bonne part de ce traitement. Ses poignets lui étaient restés, son nez et sa nuque se recollent à l’hôpital, mais ses oreilles sont demeurées sur le champ de bataille.

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Alain Vincenot, journaliste et écrivain, est l’auteur de La France résistante, histoires de héros ordinaires (Syrtes,2004), Je veux revoir maman : des enfants juifs cachés sous l’Occupation (préface de Simone veil, Syrtes, 2005), Les Larmes de la rue des Rosiers (préface d’Elie Wiesel, Syrtes, 2010) et Vel’d’Hiv : 16 juillet 1942 (Préface de Serge Klarsfeld L’Archipel, 2012)

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