Site icon La Revue Internationale

Charles Péguy, ou comment la mort au combat est sortie de la mémoire nationale

Bénédicte Chéron, chercheur partenaire à l’IRICE

Le 5 septembre, il n’y aura donc eu aucune commémoration officielle d’ampleur pour le centenaire de la mort de Charles Péguy. Laurent Bouvet, professeur de science politique à l’université de Versailles-Saint-Quentin, a regretté, sur twitter : « Après ce qui a été fait pour Jaurès… ». Comment ne pas partager ce regret et cet étonnement ? On ne peut que renchérir. Et pourtant, est-ce vraiment une surprise ? Au-delà des appartenances partisanes, du cloisonnement idéologique des mémoires, de l’inculture triomphante, il convient de rappeler aussi que la manière dont notre société évoque presque systématiquement les guerres du présent comme du passé souffre d’un évitement de l’acte combattant. Or, Charles Péguy est mort… au combat.

La dignité des sacrifiés

Le centenaire de la Grande Guerre, avec la diffusion du controversé « Apocalypse » sur France 2, a été un signe visible de cette occultation en évoquant le plus souvent unilatéralement les morts de ce conflit comme les victimes d’une catastrophe, comme les membres d’un troupeau mené à l’abattoir, amputant en cela la mémoire de la dignité réelle de ces hommes qui, s’ils n’ont pas eu le choix de leur engagement dans les rangs des armées nationales, n’en ont pas pour autant été dénués de leur liberté d’agir avec courage, avec bravoure, avec ténacité, avec talent ou intelligence. Ce qui éclate avec évidence lors de ces commémorations médiatiques de la Première Guerre mondiale n’est que le résultat d’un processus diffus et lattent, qui marque la mémoire de l’ensemble des conflits contemporains dans lesquels la France s’est trouvé engagée (à l’exception peut-être de celle des actes des résistants sous l’Occupation), tout particulièrement depuis la fin de la guerre d’Algérie.

Le retour des combattants

Ce processus marque également le traitement médiatique des conflits actuels. Lors de l’embuscade d’Uzbin, en août 2008, lorsque 10 soldats français sont morts en Afghanistan et que 21 autres ont été blessés, ceux qui s’intéressent à la guerre se sont émus de voir journalistes et politiques parler de ces défunts comme de victimes d’un regrettable accident, d’un catastrophique fait divers. Certains journalistes ont entendu la critique, beaucoup ont ensuite couvert cette guerre en apprenant à regarder les soldats français non pas comme des simplets ayant choisis bêtement de se trouver en des lieux dangereux mais comme des combattants, exerçant des compétences, et acceptant de prendre des risques au nom de la défense des intérêts nationaux (quand bien même demeure le débat sur la définition de ces intérêts nationaux). On a d’ailleurs statistiquement constaté que davantage d’images de combats étaient diffusées dans les médias grand public, rendant justice à la réalité d’une vocation et d’un métier.

Sans aimer la guerre mais en aimant sa patrie

Mais ce ne fut qu’une parenthèse ; le tropisme contemporain, sans doute marqué, notamment, par le traumatisme de la mort des appelés sur le terrain algérien entre 1954 et 1962, a refait victorieusement surface. Et ce tropisme participe à la difficulté qu’il y a  à évoquer la mémoire de Charles Péguy, mort au combat sans aimer la guerre mais en aimant sa patrie qu’il a eu la conviction de servir. Il est pourtant un exemple emblématique de cette mémoire complexe de la guerre. Car ne percevoir ceux qui sont morts que comme des victimes, occulter l’acte combattant qu’ils ont posés, par choix ou par obéissance, c’est leur refuser la vraie dignité de leur destin, c’est faire sortir de l’histoire leurs gestes ultimes, c’est empêcher la compréhension des ressorts de l’homme face à la guerre et dans la guerre. C’est, par voie de conséquence, laisser se développer une inculture qui est précisément le terreau des exaltations excessives, déplacées et dangereuses de la violence comme solution aux crises politiques nationales et internationales.

Il y a quelques mois, le livre de Michel Goya, colonel d’expérience, Sous le feu (Tallandier) a fait grand bruit, à juste titre (http://www.jolpress.com/michel-goyat-livre-sous-le-feu-824188.html ). La critique a unanimement salué ces pages passionnantes qui font entrer le néophyte dans l’univers combattant. C’était salutaire. Mais ce type de percées, dans une société qui se caractérise avant tout par ses récits victimaires, demeure isolé. Si même le centenaire du décès de Charles Péguy, au combat, passe aussi inaperçu, il y a fort à parier le maigre vernis culturel qui continue de se transmettre sur nos guerres est tout près de se craqueler complètement.

 
Quitter la version mobile