Entretien avec Frédéric Pichon, historien spécialiste de la Syrie, auteur de « Syrie. Pourquoi l’Occident s’est trompé » (Editions du Rocher, 2014).
La Chambre des représentants et le Congrès américain ont approuvé, le 17 et le 18 septembre, le plan de Barack Obama pour combattre les djihadistes de l’État islamique en Syrie. Le président américain devrait donner le feu vert pour armer et entraîner les rebelles modérés syriens, qui constitueraient le noyau de l’appui à la coalition internationale sur le terrain.
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Rebelles syriens de l’Armée syrienne libre (ASL), dans la région d’Alep, en 2012. (Crédit photo: Dona_Bozzi / Shutterstock.com)
JOL Press : Aux États-Unis, la Chambre des représentants et le Congrès ont donné leur accord pour que Washington arme et entraîne les rebelles syriens qui combattent les djihadistes de l’État islamique. La France va-t-elle suivre la position américaine ?
Frédéric Pichon : D’après les déclarations françaises, cette idée qui consiste à s’appuyer exclusivement sur les rebelles modérés pour se coordonner avec les frappes aériennes américaines est la seule option envisagée par la diplomatie française. La question a été beaucoup plus « creusée » par les États-Unis qui entendent verser 500 000 millions de dollars d’aide aux 5 000 combattants rebelles qui seront entraînés en Arabie saoudite. Cela constituerait le noyau de l’appui à la coalition internationale sur le terrain syrien.
JOL Press : Pourquoi l’entraînement de ces rebelles modérés aura-t-il lieu en Arabie saoudite ?
Frédéric Pichon : C’est vrai qu’il n’y a pas de frontière commune entre l’Arabie saoudite et la Syrie. Le territoire saoudien apparaît comme un sanctuaire par rapport à d’autres pays voisins de la Syrie. Il est évidemment hors de question que ces camps d’entraînement puissent être localisés au Liban, en Turquie ou encore en Jordanie, véritable « volcan » où les Frères musulmans sont puissants et qui de toute façon a décliné ce genre de proposition. L’Arabie saoudite dispose également de nombreuses installations militaires américaines.
JOL Press : Comment sont identifiés les groupes rebelles modérés concernés par cette aide ?
Frédéric Pichon : Au bout de trois ans et demi, nous ne sommes pas arrivés à identifier des rebelles modérés sûrs, et je vois mal comment on pourrait y arriver maintenant à nouveau. Il n’y a pas eu d’identification précise qui a été fournie par les autorités américaines sur ces rebelles en question.
Par ailleurs, fournir de l’armement et des moyens assez considérables comme cela à des groupes en Syrie pourrait, sur le long terme et dans l’hypothèse qu’ils l’emportent à la fois contre l’EI mais aussi contre le régime d’Assad, favoriser l’émergence d’une sorte d’autre État islamique, un groupe qui pourrait basculer dans l’islamisme politique une fois parvenu à ses fins, et qui ne suivrait plus ses commanditaires occidentaux, comme cela s’est passé pour Ben Laden en Afghanistan.
C’est un risque politique énorme dont sont conscients une partie des parlementaires américains qui craignent que ce groupe, avec des moyens considérables, puisse à terme avoir son propre agenda politique islamiste.
JOL Press : Armer les rebelles contre l’EI, est-ce une façon de précipiter aussi, implicitement, le renversement de Bachar al-Assad ?
Frédéric Pichon : Officiellement, ce n’est pas le but. La priorité, c’est la lutte contre les djihadistes de l’EI. Est-ce pour rassurer les Russes ou un certain nombre de sénateurs américains ? C’est possible. Mais on voit bien que le régime d’Assad pour l’instant ne menace par les États-Unis, contrairement à l’EI. Il est vrai cependant qu’à partir du moment où l’on déverse des sommes et des armes de cette manière, il est toujours très difficile de contrôler, a posteriori, l’usage qui en sera fait. D’autant que beaucoup de rebelles modérés considèrent que l’EI n’est pas leur menace principale, et que la chute du régime d’Assad est leur priorité.
JOL Press : Les armes pourraient donc se tourner vers Assad plutôt que vers l’EI ?
Frédéric Pichon : Malgré les affirmations américaines, c’est en effet un risque qui est pris, on voit mal comment ils pourraient véritablement contrôler l’usage qui sera fait de ces armes.
JOL Press : Armer les rebelles sera-t-il suffisant pour venir à bout de l’EI en Syrie ? Pourrait-on voir des soldats américains intervenir au sol ?
Frédéric Pichon : Les États-Unis n’enverront jamais de troupes au sol. Mais selon moi, cette guerre contre l’EI ne peut pas être gagnée par les États-Unis. C’est vraiment un problème régional, qui ne peut être réglé que par les acteurs régionaux, y compris – et surtout – sur le plan politique. Ni les États-Unis ni la France n’ont à gagner à se mêler d’un conflit qui est aussi, en grande partie, un conflit religieux. On a tout à y perdre.
JOL Press : Et ce, même si la France et les pays occidentaux sont menacés assez directement par les djihadistes de l’EI ?
Frédéric Pichon : C’est peut-être justement en ne s’impliquant pas trop que ces menaces pourront être limitées. L’EI n’attend que ça pour se renforcer lui-même et pour renforcer l’attractivité qu’il a auprès des djihadistes du monde entier : il n’attend que d’être l’objet d’une coalition internationale contre lui. C’est lui rendre un grand service que de le désigner comme ennemi. On a tout à perdre à s’ingérer dans ce conflit comme on a généralement eu tout à perdre ces dernières années à s’ingérer dans la région.
Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press
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Frédéric Pichon est docteur en Histoire contemporaine. Auteur d’une thèse sur la Syrie, il est chercheur associé à l’Equipe Monde Arabe Méditerranée de l’Université François Rabelais (Tours). Consultant médias pour la crise syrienne et le Moyen-Orient, il donne régulièrement des conférences sur les sujets en lien avec la géopolitique de la région où il a fait de nombreux séjours. Il est également l’auteur de Syrie. Pourquoi l’Occident s’est trompé, Editions du Rocher, 2014.