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La guerre climatique aura-t-elle lieu?

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(Photo: Shutterstock.com)

Congo, Somalie, Nigéria, Mali, Centrafrique, Syrie, Irak, Israël-Palestine, Ukraine… La fin de la guerre froide n’a pas laissé la place à un monde en paix. Deux décennies plus tard, plusieurs dizaines de conflits armés ensanglantent la planète. Si elles ressurgissent dans certaines parties de l’Europe, la plupart des guerres se déroulent aujourd’hui dans les pays du Sud. Et leur nature a pronfondément changé. Seule une minorité d’entre elles peuvent être décrites comme des conflits interétatiques. Les autres mettent aux prises un État, souvent déliquescent, et une ou plusieurs rébellions, avec pour enjeu le contrôle du pouvoir, du territoire ou des ressources naturelles. 
 

Extrait de Nouvelles guerres – L’état du monde 2015, de Bertrand Badie et Dominique Vidal (La Découverte – 4 septembre 2014).
 

Les militaires face à la crise environnementale

En 2010, le document de National Security Strategy (NSS) états-unien, signé par Barack Obama, inclut pour la première fois une section consacrée aux implications militaires du changement climatique. Du fait de son impact sur l’environnement et les populations, celui-ci devra impérativement être intégré au calcul stratégique de l’armée américaine. La NSS est l’objet d’une actualisation tous les cinq à dix ans. Le précédent rapport remonte au premier mandat de GeorgeW. Bush, en 2002, juste après les attentats du 11 septembre 2001. Il comprenait la doctrine de la « guerre préventive », qui allait être mise en application en Irak. La NSS prend périodiquement acte des grandes tendances politico-militaires à l’échelle mondiale : fin de la guerre froide, émergence du « terrorisme », mais aussi renchérissement du prix du pétrole ou risques de pandémies. Il est toujours précédé de débats sur ces thèmes à l’intérieur des administrations en place et au sein des think tanks et revues liés à la politique étrangère.

La question du lien entre le changement climatique et la guerre apparaît désormais régulièrement dans les colonnes de l’Armed Forces Journal, le mensuel des officiers de l’armée états-unienne, ou de la revue Foreign Affairs. C’est dans les colonnes de cette revue que le diplomate George Kennan avait présenté la doctrine de l’« endiguement » à la fin des années 1940 ou que l’intellectuel conservateur Samuel Huntington avait annoncé le « choc des civilisations » au début des années 1990. En 2009, la CIA a inauguré le Center for Climate Change and National Security (C2ES) qui a pour vocation de réfléchir aux effets du changement climatique sur la « sécurité nationale » et de fournir des informations stratégiques aux négociateurs américains qui participent aux réunions internationales sur la question. En 2010, le Quadriennial Defense Review (QDR), publié par le Pentagone, a consacré un chapitre au changement environnemental. Ce rapport est le principal document de doctrine militaire élaboré par le département de la Défense.

Les premières réflexions sur les implications militaires du changement climatique au sein des élites états-uniennes sont anciennes. Le premier rapport qui évoque la question, commandé par Jimmy Carter, remonte à 1977. Précurseur, le Pentagone organise en juin 1947 une réunion consacrée aux conséquences militaires de la fonte des glaces en Arctique.

L’armée états-unienne n’est pas la seule à s’intéresser au changement climatique. Au cours des années récentes, toutes les grandes armées du monde se sont interrogées sur les conséquences militaires de ce phénomène. En France, la Revue de défense nationale, l’une des principales revues de doctrine de l’armée, a consacré en 2010 un numéro spécial à la « géostratégie du climat » ainsi qu’à la notion de « sécurité naturelle ». Ce dossier, préfacé par l’ancien Premier ministre Michel Rocard, contient des articles aux titres évocateurs : « Quand la sécurité devient verte » ou « Climat : enjeu de sécurité ou contrôle stratégique ? ».

[image:2,s]L’Assemblée nationale française a quant à elle consacré en 2012 un rapport à « l’impact du changement climatique sur la sécurité et la défense ». Émanant de la commission des Affaires européennes, il s’inscrit dans les débats portant sur l’émergence d’une défense à l’échelle du continent. Présenté par les députés André Schneider (UMP) et Philippe Tourtelier (PS), il avance l’hypothèse qu’à l’avenir l’armée pourrait exercer la fonction de « spécialiste du chaos ». La crise écologique conduira à une aggravation des catastrophes naturelles, qui fragiliseront les institutions en place, en particulier dans les régions en voie de développement. L’armée sera, dans certains cas, seule à même d’intervenir efficacement dans le chaos qui en résultera. Des évolutions de cet ordre sont en particulier attendues dans les trois zones d’intérêt stratégique de l’Union européenne définies par ce rapport : le Bassin méditerranéen, l’Asie du Sud-Ouest et l’Arctique.

Ces exemples démontrent que les militaires prennent le changement climatique très au sérieux. Comment envisagent-ils cependant le rapport entre la crise écologique et la conduite de la guerre ? La multiplication des catastrophes naturelles implique d’abord que les armées seront davantage sollicitées pour venir en aide aux populations, et par la même occasion les « pacifier ». Deux événements récents illustrent cette interaction croissante entre les préoccupations environnementales et sécuritaires : le tsunami de 2004 dans l’océan Indien et l’ouragan Katrina en 2005 à La Nouvelle- Orléans. Dans les deux cas, l’armée a joué un rôle important dans la gestion de ces tragédies, par exemple dans l’acheminement de l’aide aux victimes ou le maintien de l’ordre dans un contexte où d’autres instances étatiques cessaient d’être opérationnelles.

Du fait de contraintes budgétaires de plus en plus fortes, les moyens déployés lors de ces opérations ne pourront l’être pour d’autres missions, notamment dans le cadre de guerres conventionnelles. Le problème se pose avec une acuité particulière pour les États-Unis, déjà engagés dans des guerres coûteuses à l’issue incertaine en Irak et en Afghanistan, sans parler de leur implication plus indirecte sur différents théâtres d’opérations aux quatre coins du monde.

Une expression qui revient fréquemment dans les raisonnements des militaires à propos de la crise écologique est celle de « multiplicateur de menaces » (threat multiplier). Le changement climatique ne créera pas nécessairement de nouvellesmenaces. Il aggravera toutefois des problèmes déjà existants, en particulier dans des régions à risque : Afrique, Asie et Amérique latine notamment. Les inégalités, la corruption, les conflits « interethniques » s’aggraveront du fait de la raréfaction des ressources ou de la fréquence plus grande des catastrophes. Le cas du Darfour, qui revient souvent dans cette littérature, est présenté comme typique de l’interaction mortifère entre l’ethnicité, le climat et la guerre. Au Darfour, des logiques ethniques instaurées par les Britanniques au moment de la colonisation de la région ont été exacerbées par des phénomènes climatiques extrêmes, notamment des sécheresses. Le réchauffement de la planète favorisera en outre l’extension hors de leur écosystème de certaines maladies – malaria, paludisme, dengue ou salmonellose –, augmentant de ce fait la pression sur les systèmes de santé.

Terrorisme et changement climatique

Aux yeux des militaires, le changement climatique risque d’affaiblir certains États déjà faibles et stratégiquement sensibles. Il s’agit des fameux failed states, les États « faillis », théorisés par le Pentagone depuis les administrations George Bush père et Bill Clinton. Ce sont des États supposés incapables d’assurer les fonctions « normales » d’un État démocratique moderne : sécurité, croissance, justice, égalité devant la loi…

Quel rapport avec le changement climatique ? Si les armées occidentales redoutent les États « faillis », c’est parce que les réseaux « terroristes » s’y installent, profitant du vide de pouvoir et du désespoir des populations pour y prospérer. Or la raréfaction des ressources naturelles et les climats extrêmes affaibliront davantage encore ces États, ce qui permettra aux « terroristes » d’y prendre pied d’autant plus aisément. L’expression d’« extrémisme opportuniste » est parfois employée pour désigner la façon dont ces derniers tirent profit de conditions sociales et naturelles défavorables – et de l’interaction entre les deux. Le même raisonnement vaut également pour la piraterie et le narcotrafic. Les failed states échouent à lutter efficacement contre la piraterie maritime, portant préjudice au commercemondial. Ils y parviennent d’autant moins que la crise climatique les prive des moyens et de la stabilité nécessaires.

La préoccupation des militaires pour le changement climatique est, par conséquent, étroitement liée au paradigme stratégique dominant de l’après-guerre froide : la lutte contre le « terrorisme ». La lecture que font les armées de ce phénomène est surdéterminée par ce qui constituait leur préoccupation principale dès avant le 11 septembre 2001 et qui s’est intensifié depuis. Aux yeux des militaires, le terrorisme et le changement climatique ont d’abord ceci de commun qu’il s’agit dans les deux cas de phénomènes transnationaux, qu’un État ne saurait combattre seul.

Mais il est un second lien entre le terrorisme et la crise écologique : cette dernière fournit au terrorisme un terreau où prospérer, en particulier dans les États « faillis ».Changement climatique et – lutte contre le – terrorisme représentent donc deux phénomènes que les militaires pensent conjointement. L’idée de guerre verte ou de guerre du climat est étroitement liée à l’évolution des modalités de la violence collective depuis la fin de la guerre froide (prolongeant des tendances bien antérieures), qui voit la dimension interétatique des guerres reculer au bénéfice de leur dimension infraétatique ou transnationale.

Les réfugiés climatiques, dont le nombre est actuellement estimé à 25 millions, sont parfois présentés dans cette littérature comme le « chaînon manquant » qui relie la crise écologique et les tensions politiques qui pourraient en découler. Un réfugié climatique se définit comme une personne dont la décision (plus ou moins contrainte selon les cas) de migrer est liée, au moins en partie, à des facteurs environnementaux. Selon ce raisonnement, la crise environnementale produira des réfugiés dont les migrations déstabiliseront les régions dans lesquelles ils s’installeront. Des conflits pourraient en découler.

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Bertrand Badie est professeur des universités à Sciences Po et auteur de nombreux ouvrages phares sur les relations internationales, dont « La diplomatie de connivence » (La Découverte / Poche, 2013).

Dominique Vidal, journaliste et historien, spécialiste des questions internationales, est l’auteur de nombreux ouvrages sur le Proche-Orient.

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