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Bill Clinton, un long chemin jusqu’à la Maison Blanche

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(Photo: Shutterstock.com)

Malgré une vie passée sous la lumière des médias, les Clinton demeurent un mystère. Epoux, associés, partenaires ? Le destin de l’un est indissociable de celui de l’autre. Tant de travail, d’épreuves et d’humiliations, tant de gloires et de déboires ont laissé leurs traces. Mêlant la politique et l’histoire intime, l’historien Thomas Snégaroff réussit le tour de force de brosser le portrait croisé d’un couple mythique et fascinant.

Extrait de Bill et Hillary Clinton – Le mariage de l’amour et du pouvoir, de Thomas Snégaroff (Editions Tallandier – 2 octobre 2014).

Bill et Hillary ont trois ans devant eux. Trois ans pour faire de Bill une figure politique nationale incontournable. Et trois ans pour travailler les réseaux politiques sans lesquels il n’a aucune chance. La fin de l’année 1987 est consacrée à une attaque en règle de ce qu’on appelle à l’époque les Reaganomics, c’est-à-dire l’ensemble des politiques économiques menées sous la présidence de Ronald Reagan. Clinton se présente comme le principal pourfendeur de « l’école de l’offre ». Selon lui, seule une économie de la demande peut permettre le retour d’une croissance suffisamment forte pour réduire les déficits. Or, sous Reagan, ils s’envolent et avec eux, son corollaire, la dette publique. À la fin des années 1980, tout le discours économique de Bill Clinton est déjà bien en place. C’est une répétition générale de ce qu’il dira en 1992. Le 29 février 1988 à Williamsburg en Virginie, il prononce un important discours devant le Democratic Leadership Council. Il y défend sa vision du « capitalisme démocrate ». Inspiré de The Truly Disadvantaged de William Julius Wilson, Clinton propose de « démocratiser » l’économie, c’est-à-dire de la rendre accessible à tous via l’école pour les jeunes, l’éducation, la formation et l’emploi pour les adultes. Trop de gens sont laissés sur le bas-côté de la route. L’ambition de Bill Clinton est d’embarquer tout le monde sur le même bateau. La grave crise boursière d’octobre 1987 à Wall Street – pire que celle d’octobre 1929 ! – a été le signe d’un capitalisme spéculatif qui a atteint ses limites. Il faut investir dans les gens, tel est le credo, martelé, de Clinton.

[image:2,s]Le 20 juillet 1988, Bill s’apprête à prononcer le plus important discours de sa vie. Comme prévu, Mike Dukakis a remporté durant le printemps précédent les primaires démocrates. La convention du parti qui se tient à Atlanta en Géorgie l’investit officiellement et, espère-t-on, lui donnera le souffle nécessaire pour ensuite mener trois mois de campagne harassante contre George H. Bush. Bill Clinton est l’un des orateurs choisis pour se succéder sur l’immense scène de l’Omni Coliseum, salle de l’équipe de basket-ball des Atlanta Hawks. Ce n’est pas la première fois que Bill prend la parole lors d’une convention de son parti. En 1980, il avait évoqué les problèmes rencontrés par les gouverneurs et, en 1984, il avait rendu hommage au président Truman. Mais cette fois-ci l’enjeu est tout autre. Mike Dukakis a demandé à Bill de prononcer son discours de nomination. Traditionnellement, trois orateurs s’en chargent, mais Dukakis a insisté pour que Bill soit le seul à prendre la parole. Le révérend noir Jesse Jackson vient de prononcer son discours, arrachant des larmes à la foule, quand c’est au tour de Bill de jouer. Sa mission est simple : présenter aux Américains Dukakis, leur dire à quel point il ferait un grand président avant de le faire venir sur scène pour lui laisser la parole. Des dizaines de millions d’Américains sont sur le point d’entendre et de voir Bill Clinton pour la première fois. Les grandes télévisions sont en direct. Le moment est crucial. Tant pour Dukakis que pour l’avenir de Clinton. Hillary retient son souffle. Contrairement à son habitude, Bill a dû rédiger intégralement son discours afin de le faire valider par le candidat et ses équipes. Après neuf brouillons, le texte a enfin été présenté et accepté comme tel par Dukakis en présence d’Hillary. Bill précise alors au candidat qu’il peut couper son discours s’il sent qu’il va dépasser les vingt minutes précises qu’on lui a allouées. Mais « ils m’ont dit de ne rien couper. Mike voulait que l’Amérique le connaisse aussi bien que moi ».

Bill monte sur scène sur une version orchestrale et pour le moins surprenante des Chariots de feu. Les caméras de télévision filment la délégation de l’Arkansas au sein de laquelle fleurissent quelques pancartes « Clinton 1996 ». Tout est en place pour mettre Dukakis (et Clinton) sur orbite. Parfois, dans la vie, rien ne se passe comme prévu. Parfois, le pire survient. Ce soir-là est un de ces soirs où rien ne va. Inexplicablement, alors que Bill commence à parler, les lumières restent allumées dans la salle, si bien que personne ne l’écoute, ses propos sont recouverts par un incessant brouhaha et des hurlements lorsqu’il prononce le nom du candidat démocrate. Les délégués de Jesse Jackson , arrivé deuxième des primaires, semblent tenter de se venger en hurlant plus fort encore. Betsy Wright s’agite dans la coulisse. Elle demande, en vain, qu’on baisse la luminosité dans la salle. Bill se décompose à vue d’oeil. Il transpire et interrompt à plusieurs reprises son discours pour boire quelques gorgées d’eau. En toute logique, il aurait dû abréger son discours, mais il se persuade que les téléspectateurs l’entendent et s’intéressent à ses propos. Le problème, c’est qu’au bout de vingt minutes de fiasco, ABC a décidé de rendre l’antenne pour lancer un film, NBC en a fait de même dans la foulée et CBS diffuse en gros plan un délégué faisant signe à Clinton de s’arrêter en passant le revers de la main sur sa gorge. On entend même distinctement à la télévision des gens crier « Ferme ton clapet ». C’est un carnage. En direct. Un enterrement de première classe devant des millions de téléspectateurs. 

Les médias ne sont pas tendres avec Bill. Le Washington Post écrit dans son édition du lendemain : « Si Jesse Jackson a électrifié la salle mardi, le gouverneur Bill Clinton de l’Arkansas l’a calcifiée mercredi soir. » Sur NBC, Deborah Norville, la présentatrice de Today, demande au journaliste Tom Pettit comment Bill Clinton a pu être présenté comme « quelqu’un à surveiller ». La réponse fuse : « Maintenant, on sait pourquoi. » Pour les grands médias nationaux, la carrière de Bill Clinton s’est achevée sur la scène de l’Omni Coliseum d’Atlanta ce 20 juillet 1987.

Les jours suivants ressemblent à ceux d’après sa défaite électorale de 1974. Dès que Bill croise quelqu’un, les épaules tombantes, il lui demande ce qu’il a pensé de son discours, ce qui a manqué, s’il a un avenir… Hillary n’en revient pas qu’on puisse imaginer que Bill est un mauvais orateur. C’est sa principale qualité ! Son ami producteur de télévision Harry Thomason et sa femme Linda cherchent une solution pour sortir Bill de cette situation. En pleine nuit, Linda réveille son époux avec une idée géniale : proposer au comique Johnny Carson de recevoir Bill dans son Tonight Show. Carson est à cette époque une énorme vedette aux États-Unis, ses monologues sont culte et il a déjà pris pour cible Bill et son discours calamiteux. Carson refuse d’abord, arguant du fait qu’il n’a jamais reçu d’homme politique et qu’il compte bien ne jamais en recevoir. Thomason lui propose alors d’inviter non le politique, mais le saxophoniste, promettant que Bill jouera en direct sur le plateau. Son idée est que Bill ne pourra s’en sortir que par l’humour, par l’autodérision. Et il en faut sur le plateau ! Carson fait volontairement une présentation interminable de Bill, prévient les gens du public qu’ils trouveront des lits pliants dans le hall, du café à volonté, puis dépose un sablier quand l’entretien commence. Le public se tord de rire. Bill en rajoute en expliquant qu’il a agi volontairement pour faire passer Dukakis pour un grand orateur et que le Parti démocrate lui a proposé d’aller prononcer le discours de nomination de Bush à la convention républicaine. Puis, comme prévu, Bill joue du saxophone avec l’orchestre de l’émission. L’opération de charme a magnifiquement fonctionné.

Pour la première fois depuis 1974, Bill n’a aucune campagne électorale à mener. Entre les primaires et les élections, il a été engagé dans quinze campagnes en quatorze ans ! Épuisé, il assiste d’assez loin à la déconfiture de Mike Dukakis. Conscient de l’image de « mauviette » de George Bush, ses conseillers se jettent comme des morts de faim sur le candidat démocrate avec une idée simple et géniale : s’il est impossible de viriliser Bush, alors féminisons Dukakis au point de faire apparaître Bush comme l’homme de la situation. Les arguments sont parfois ceux de la cour de récréation quand il s’agit de moquer la petite taille de Dukakis (1,76 m contre 1,89 m pour Bush). Mais surtout, le directeur de campagne de Bush, Lee Atwater, exploite l’opposition de Dukakis à la peine de mort pour dépeindre un homme faible. Il ressort l’histoire de Willie Horton, un Africain-Américain emprisonné à vie dans le Massachusetts, l’État de Dukakis, pour le meurtre d’un jeune homme de dix-sept ans dans une station-service en 1974. Libéré deux jours en juin 1986, il a volé une voiture à un couple de Blancs, violé la femme devant le mari qu’il a frappé d’un coup de couteau avant de fuir. Le message est très clair : Dukakis est faible et sa faiblesse est dangereuse pour l’Amérique. L’histoire martelée des semaines et des semaines porte ses fruits : les sondés considérant Bush « suffisamment ferme » sur le crime passent de 23 % en juillet à 61 % à la fin du mois d’octobre, tandis que ceux qui considèrent que Dukakis n’est « pas assez dur » passent de 36 % à 49 %. Clinton est sidéré de ne pas voir de réaction démocrate. Bien formé par Hillary, il file à Boston rencontrer Dukakis pour lui dire de rendre coup pour coup. Mais ce n’est pas le caractère du candidat démocrate, qui tente bien de rectifier le tir en fin de campagne en convoquant la presse pour le filmer en tenue de combat dans un tank M1. L’image d’un Dukakis visiblement peu à son aise offre aux républicains une publicité gratuite : « L’Amérique ne peut pas se permettre de prendre ce risque. » Ronald Reagan constate alors, cinglant et hilarant : « On n’a pas vu une telle transformation depuis Dustin Hoffman dans Tootsie. »

Comme l’avait prédit Hillary un an plus tôt, George H. Bush devient le 41e président des États- Unis, s’imposant dans quarante États. Une Berezina de plus pour le Parti démocrate, mais une bonne nouvelle pour Bill, qui voit s’ouvrir en grand le chemin d’une candidature dans quatre ans.

Cette perspective est excitante mais l’orage gronde derrière les murs épais de la résidence du gouverneur. Le renoncement de 1987 et le fiasco de la convention l’année suivante ont laissé des traces chez Bill, qui connaît une phase dépressive. Les relations avec Hillary sont particulièrement tendues. Le couple est même proche d’exploser, d’autant que Bill est tombé amoureux d’une autre femme. Marilyn Jo Jenkins est différente de ses conquêtes habituelles. Une très jolie femme, blonde et mince, mais pas l’une de ces reines de beauté qui tournent autour de lui. Un MBA en poche, Marilyn a l’âge de Bill et vient tout juste de se séparer de son mari. Dans un entretien accordé à Carl Bernstein, Betsy Wright affirme que Bill demande alors le divorce à Hillary. Comme durant son enfance, il se retrouve tiraillé entre deux femmes qu’il prétend aimer. Mais cette fois-ci, il paraît déterminé à faire un choix, déterminé à mettre en danger son avenir politique en divorçant. Il est littéralement obsédé par Marilyn au cours de l’été et de l’automne 1989, l’appelant jusqu’à dix-huit fois par jour, ce que confirmeront les auditions de l’affaire Lewinsky neuf ans plus tard.

Mais Hillary refuse. Elle confie à Betsy Wright « qu’il y a des choses plus graves dans un couple que l’infidélité ». Elle en revient toujours à l’injonction de sa mère Dorothy au sujet du mariage pour la vie et à son expérience auprès des enfants de divorcés. Mais il y a autre chose. Un divorce signifierait l’échec de son mariage, or Hillary honnit l’échec plus que tout au monde. Son amour pour Bill est depuis toujours au moins aussi fort que son amour-propre. Il faut, pour ces deux raisons, récupérer Bill. Et comme toujours, Hillary gagne. Même si Bill continue à fréquenter Marilyn Jo Jenkins jusqu’en 1992, le mariage des Clinton est sauvé et le « plan de vingt ans » avec lui. Mais Bill semble avoir perdu son ambition. La perspective de mener à nouveau campagne en 1990 ne l’enchante guère. Comme si la dynamique d’un couple construit pour le pouvoir s’était enrayée. Que faire si Bill abandonnait ? Dans le plus grand secret, Hillary commence alors à formuler une idée qui jusqu’alors aurait semblé totalement saugrenue : et si elle se présentait pour devenir gouverneur de l’Arkansas ? Elle sauverait ainsi l’ambition des Clinton, mais aussi son couple, qui sans pouvoir n’aurait plus de raison d’être.

Mais plus que la raison, c’est la colère qui guide Hillary. Selon Dick Morris, elle en veut énormément à Bill, se disant au fond : « J’ai gagné tout l’argent de la famille. Si tu avais su garder ta braguette fermée, nous aurions pu briguer la présidence. Mais tu as tout gâché. Alors si tu ne veux plus être gouverneur, moi si. » Cette idée un peu loufoque prise sous le coup de la colère mûrit cependant en Hillary. Elle charge Dick Morris de faire réaliser un sondage pour évaluer ses chances de victoire. Malheureusement pour elle, les habitants de l’Arkansas ne la voient qu’en épouse du gouverneur Clinton. Il faut se rendre à l’évidence : elle n’a aucune chance. Sa seule chance est de rester aux côtés de Bill, de le soutenir dans les campagnes à venir, quitte à fermer les yeux sur ses incartades plus ou moins sérieuses. Et de l’aider à retrouver son ambition, l’aphrodisiaque suprême du couple Clinton.

Figure morale, incarnation de l’autorité et de l’ordre dans le couple, Hillary est rejetée par Bill, qui ne supporte plus le regard culpabilisateur qu’elle pose en permanence sur lui à cette époque. Mais comme à chaque fois dans ce couple, ce sentiment ne dure pas. Au bout d’un moment, plus que tout, le petit garçon pris en faute veut qu’Hillary lui pardonne, qu’elle l’aime à nouveau. Alors Bill jure de ne plus recommencer et se montre d’une tendresse infinie pour la reconquérir. Il n’est jamais aussi proche d’Hillary que lorsqu’il achève une relation extra-conjugale. Hillary est son havre. Sans elle, il est perdu. Et elle le sait parfaitement. Sans lui, elle est perdue.

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Thomas Snégaroff est historien, spécialiste des questions géopolitiques et des Etats-Unis. Il présente chaque matin « Histoire d’info » sur France Info.

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