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Jean-François Mattei: «L’humanitaire à l’épreuve de l’éthique»

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Dans de nombreux pays nécessitant le recours d’une aide humanitaire, les ONG locales et les Etats pourront désormais être compétents pour assurer eux-mêmes le secours à leur population. Est-il désormais temps, pour les ONG internationales de passer le relais de l’action humanitaire ?
 

Jean-François MatteiLes Etats bénéficiant de l’aide humanitaire, comme leurs organisations locales expriment de plus en plus la volonté d’assumer eux-mêmes les besoins de leurs populations. C’est une demande de leur part et j’estime qu’elle est fondée. Cela fait cinquante ans que ces pays sont indépendants, ils ont progressivement appris à construire un Etat, une fonction publique et désormais, même si beaucoup reste à faire, ils souhaitent prendre en main l’action sociale nécessaire à leurs populations.

Il ne s’agit pas pour les ONG présentes sur place de s’en aller rapidement, mais de s’acheminer vers un retrait progressif dès lors qu’elles se seront assuré que les organisations locales ont acquis les compétences nécessaires.

Il s’agit d’une transition humanitaire qui prendra quelques années. Mais je crois qu’il faut tenir compte cette demande et se situer désormais dans la position de celui qui transmet son savoir et ses responsabilités avec exigence, psychologie et pédagogie.

Dans le cas de l’épidémie d’Ebola en Afrique, les ONG internationales ont-elles agi en ce sens ?
 

Jean-François Mattei : L’exemple de l’épidémie d’Ebola est très particulier car même les organisations occidentales n’ont pas toujours une expérience réelle dans le domaine. Il s’agit d’une urgence dramatique, mal connue et donc mal maîtrisée. C’est un cas bien particulier.

Si l’on peut apprendre à quelqu’un à creuser un puits, à organiser un camp de réfugiés en quelques mois. Ce n’est pas le cas de la médecine. N’oublions pas qu’il faut de longues années pour former des soignants et davantage encore pour des spécialistes. Dans les organisations humanitaires et dans les hôpitaux français, des chirurgiens, médecins ou biologistes se rendent régulièrement dans des hôpitaux africains pour former les spécialistes sur place. Ce compagnonnage est une tradition en médecine et cette transition est donc aussi en cours.

La transition humanitaire sera-t-elle une deuxième décolonisation ?
 

Jean-François Mattei : La première révolution postcoloniale a eu lieu avec l’accession à l’indépendance, en 1961, lorsque l’Etat français et tous ses services sont partis du continent africain. Ce sont, pour beaucoup, les missions confessionnelles et les ONG qui ont pallié, durant cette longue période, l’insuffisance des Etats dans les domaines sanitaire et social. Cinquante ans après, le désir des nouveaux Etats d’assumer pleinement les besoins de leurs propres populations dans ces domaines peut être compris comme une deuxième révolution postcoloniale.

L’éthique doit, selon vous, être plus que jamais au cœur de l’action humanitaire. Quels sont ces grands principes qui devraient la diriger ?
 

Jean-François Mattei : L’éthique a émergé après la Seconde Guerre mondiale quand nous avons eu un doute sur la nature de notre humanité après les atrocités nazies. Or dans l’action humanitaire, nous nous heurtons aussi, sous d’autres formes, à une humanité souffrante et en danger. Il est presque naturel que devant cette souffrance humaine, l’interrogation éthique s’impose.

Lorsque cette nouvelle conscience éthique a surgi, elle a immédiatement été mise à l’épreuve dans le cadre de la révolution médicale et scientifique de la deuxième moitié du XXe siècle et elle s’est avérée très utile pour conduire le changement dans les comportements. Dans la transition humanitaire actuelle, il s’agit aussi d’un changement profond et l’éthique peut apporter sa contribution. On retrouve en effet dans l’humanitaire, comme dans la médecine, le besoin de se référer à quatre grands principes.

D’abord le principe d’autonomie, qui correspond à la revendication de certains pays de prendre en charge leur action sociale et humanitaire. Cette autonomie doit être respectée. Les pays veulent décider eux-mêmes de ce dont ils ont besoin, ils veulent le mettre en place eux-mêmes et l’assumer. Il faut les y aider. Cette autonomie s’exprime aussi au niveau de la population.

Le principe de bienfaisance ensuite. Clairement, si nous voulons faire du bien à quelqu’un, il faut  que cette personne considère que le bien qui lui est apporté, correspond à un réel bien pour elle. Envoyer des lainages ou des chaussures à talons à Sumatra dénote par exemple une ignorance complète des véritables besoins des personnes à qui l’on souhaite rendre service. La bienfaisance, c’est considérer l’autre dans son attente et son besoin. C’est lui qui décide ce qui est bien pour lui.

La non-malfaisance est un principe bien connu. Dans un centre de dépistage anonyme et gratuit contre le sida, si le seul objectif est de dépister et d’annoncer un éventuel diagnostic de séropositivité à une personne sans rien lui proposer, on lui fait du mal en le plongeant dans une grande détresse morale. Il faut donc accompagner  le dépistage par une prise en charge médicale et psychologique.

Enfin, la justice. J’ai moi-même découvert le problème sur le terrain, notamment dans les camps de réfugiés. Par exemple, à l’est du Tchad avec les réfugiés du Darfour. Nous distribuions à 30 000 personnes, de la nourriture, de l’eau potable, nous les abritions et les soignions. Les villageois vivant dans l’environnement du camp sont rapidement venus nous trouver pour nous rappeler qu’eux n’avaient ni nourriture, ni eau potable, ni protection. C’était pour eux une véritable injustice. Cela nous conduit à changer notre attitude et désormais, la règle est de prendre en charge les réfugiés mais également les habitants des alentours.

Ces principes éthiques devraient constituer un guide pour  l’action car c’est l’éthique qui va permettre d’assurer correctement cette transition vers l’humanitaire moderne.

Quel sera à terme l’avenir des grandes ONG internationales ?
 

[image:2,s] Jean-François Mattei : Tout cela concerne essentiellement l’Afrique. Nous étions présents en Amérique centrale il y a une dizaine d’années, notamment en Colombie ou au Nicaragua, puis nous en sommes partis lorsque les pays ont assuré correctement leurs propres responsabilités dans le champ humanitaire et social. Le processus se poursuit. C’est normal.

Je ne crois pas qu’il faille entretenir une forme de dépendance au motif que nos ONG n’auraient plus de quoi travailler. J’imagine qu’elles vont évoluer, peut-être vers le conseil, l’expertise, la coopération ou la formation. De nouvelles formes d’actions vont surgir.

Lorsqu’on est généreux, dans un monde où il y aura toujours des gens malheureux, il y aura toujours des raisons d’agir. L’engagement ne se traduira simplement plus par le modèle que nous connaissons.

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