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Une blogueuse raconte le désespoir de la jeunesse tunisienne

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(Photo : Jcomp/Shutterstock.com)

Près de quatre ans après la Révolution de Jasmin, quel bilan tirez-vous de la transition démocratique en Tunisie ?

Lina Ben Mhenni Malheureusement, quatre ans après le départ du dictateur Ben Ali, le bilan n’est vraiment pas positif. Lorsqu’on observe la situation en Tunisie, on constate que la révolution a été confisquée par différentes forces.

En effet, quand le peuple est sorti dans la rue fin 2010, début 2011, les manifestants scandaient des slogans tels que « liberté », « emploi », «  équité » ou « justice sociale ». Or malheureusement, les différents mouvements qui se sont succédé au pouvoir n’ont rien fait pour réaliser ces objectifs.

Les intérêts ont été détournés et cela a causé une régression sur tous les plans, aussi bien économique que politique ou social ou encore au niveau des libertés et des droits de l’Homme.

Quelques mois après le départ de Ben Ali, lorsqu’on me posait cette question, je répondais que la seule chose que les Tunisiens avaient réussi à obtenir était la liberté d’expression. Or aujourd’hui, ce n’est même plus le cas.

Nous assistons au retour de la violence et de l’intimidation policière. Certes, les Tunisiens peuvent dire ce qu’ils veulent, mais ils doivent pour cela faire face aux menaces et aux arrestations.

Il y a quatre ans, nous avons cru à l’avènement de la liberté de la presse. Aujourd’hui, nous savons que cette presse est manipulée par des lobbies, des hommes d’affaires ou encore des partis politiques.

Pendant la révolution, les blogueurs ont joué un rôle de premier plan. Maintenant que la révolution est terminée, quelle est désormais votre mission ?
 

Lina Ben Mhenni Les blogueurs ont acquis une certaine notoriété. Cette importance des blogueurs, des réseaux sociaux et d’Internet a été bien comprise par tous.

Toutefois, le bloging est devenu une arme à double tranchant.  Les partis politiques et les hommes d’affaires entendent aujourd’hui se servir de cette autorité et ont recruté des  jeunes qu’ils appellent blogueurs et qu’ils manipulent afin que ces derniers servent leur cause. De nombreux blogueurs sont rémunérés pour faire ce métier et sont chargés de s’attaquer à des opposants ou d’organiser des campagnes de diffamation. Malheureusement, cette catégorie représente aujourd’hui la plupart des blogueurs et le bloging est devenu un emploi.

Les anciens blogueurs, ceux qui écrivaient par passion et par amour pour leur pays, ne peuvent plus faire contrepoids.

D’autre part, les anciens blogueurs ne sont plus unis comme du temps de la révolution. Auparavant, il y avait un seul ennemi et un seul but. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Certains ont choisi d’adhérer à des partis politiques, d’autres de monter leur propre projet. C’est le chaos, même au niveau du bloging.

Cependant, quelques voix essaient de continuer à travailler de la même manière et tentent de changer les choses. Toutefois, leur travail n’est plus aussi visible qu’avant.

Où vous situez-vous dans ce contexte ?
 

Lina Ben Mhenni J’essaie de continuer à travailler comme avant. Je me concentre de plus en plus sur les droits de l’homme et j’essaie de donner une voix à ceux qui n’en n’ont pas.

Aujourd’hui je bénéficie d’une plus grande audience car j’ai la chance de pouvoir participer à des conférences internationales, de rencontrer des décideurs, des personnes de pouvoir, et cela m’aide.

Avez-vous l’impression que les jeunes sont aujourd’hui davantage écoutés par la classe politique ?
 

Lina Ben Mhenni Les hommes politiques ont désormais accès à l’opinion des jeunes et pourtant, cela ne change rien, ils continuent toujours à profiter d’eux. Ils les utilisent durant leurs campagnes électorales mais lorsqu’il s’agit de prendre une décision, l’opinion de la jeunesse ne compte plus. Les jeunes leurs sont utiles en temps de manifestations, en période électorale, mais rien de plus.

Si nous observons les listes électorales des prochaines élections législatives, nous trouvons des jeunes, mais ils sont tout en bas des listes.

Avez-vous l’impression qu’un fossé se creuse entre la classe politique et la société ?
 

Lina Ben Mhenni Ce fossé existe et de nombreux indices le prouvent. Nous l’observons par le nombre de jeunes indifférents à ces élections qui auront pourtant lieu dans moins d’une semaine, par le nombre de jeunes manipulés et envoyés pour mener une guerre qui ne les concerne pas en Syrie et en Irak, et par le nombre de jeunes qui traversent la Méditerranée pour trouver un avenir meilleur ailleurs. Les jeunes ont perdu tout espoir et ne croient plus en ces politiciens.

Qu’en est-il de la place des femmes dans ces élections ?
 

Lina Ben Mhenni La candidature d’une femme a été retenue pour ces élections législatives et c’est déjà un très grand pas.

Comme pour les jeunes, des femmes s’engagent en politique mais leur nombre reste très limité.

Malgré tout, les femmes sont très actives dans le processus démocratique lorsqu’il s’agit de logistique, de campagne électorale. Les femmes ont toujours été aux premiers rangs des manifestations. Malheureusement elles sont également, sauf exceptions, au bas des listes électorales. C’est vraiment dommage.

Ces élections pourront-elles néanmoins clore le processus démocratique ?
 

Lina Ben Mhenni Je ne le pense pas. Prenons l’exemple de la rédaction de notre Constitution. Le monde entier attendait la fin de l’écriture de cette constitution et quand celle-ci a été rédigée, tout le monde s’est réjoui. A-t-on assisté à un changement ? Je ne crois pas et il en sera de même pour ces élections.

Le 23 octobre 2011 se sont déroulées les élections de l’Assemblée constituante. A la suite de cela, nous n’avons obtenu que beaucoup de déception. Les politiciens sont toujours les mêmes et je ne vois pas aujourd’hui un programme électoral qui pourrait changer véritablement les choses. D’ailleurs, même si un changement était proposé, cela ne resterait qu’une parole et rien ne serait fait pour la concrétiser.

Propos recueillis par Sybille de Larocque pour JOL Press

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