Entretien avec Jean-Marie Brocas, responsable de la coordination Nigeria à Amnesty International France.
Le président Goodluck Jonathan a annoncé sa candidature à sa propre succession pour la prochaine élection présidentielle. L’ONG Amnesty International suit de très près la situation au Nigéria où sévit la secte islamiste Boko Haram et où les forces de sécurité du président se rendent coupables de nombreuses exactions.
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Depuis son arrivée au pouvoir, quel bilan tirez-vous de la lutte contre Boko Haram du président Goodluck Jonathan ?
Jean-Marie Brocas : Goodluck Jonathan est arrivé au pouvoir en 2010 en tant que vice-président qui remplaçait le défunt président.
Un an avant, Boko Haram a commencé à étendre ses actions d’abord limitées à l’attaque de banques et de bâtiments publics. Les activités criminelles de Boko Haram n’ont cessé de croître depuis : d’abord vis à vis des musulmans jugés trop laxistes dans leur pratique religieuse, puis vers les chrétiens quand ils ont réalisé l’impact médiatique que cela représentait dans les pays occidentaux.
Maintenant à la fin du mandat de Goodluck Jonathan, on estime qu’il y a eu des dizaines de milliers de morts, que les lycéens et étudiants ont peur d’aller étudier et craignent les représailles de Boko Haram, que les populations sont piégées entre les exactions de Boko Haram et les représailles à l’aveugle de l’armée, des centaines de milliers de personnes sont déplacées vers le Niger ou le Tchad, que Boko Haram a proclamé un califat dans une région qu’il contrôle dans le nord-est du territoire et que le nord du Cameroun commence à être atteint par les activités des djihadistes. Un bilan négatif pour le président sortant.
Vous dénoncez régulièrement les pratiques de l’armée nigériane chargée de lutter contre les islamistes. De quel type d’exactions se sont rendues coupables les forces armées ?
Jean-Marie Brocas : Dans son dernier rapport sur la torture « Bienvenue en enfer. Torture et mauvais traitement au Nigeria » paru en septembre dernier, Amnesty International a dénoncé l’augmentation des pratiques de torture contre les éléments de Boko Haram. On estime qu’un minimum de 5 000 personnes ont été incarcérées depuis 2009 dans le cadre de la lutte contre la secte islamiste et que ces incarcérations ont conduit à des actes de torture dans la plupart des cas. Amnesty International réclame qu’aucune personne ne soit arrêtée dans le cas d’attentats s’il n’y a aucun motif raisonnable de la soupçonner d’être impliquée. La politique du chiffre et la loi du talion priment.
En mai 2013 déjà, Amnesty International avait fustigé les violations des droits humains commis par l’armée dans le cadre des états d’urgence en vigueur dans les trois états du nord-est du pays : exécutions sommaires, disparitions forcées, incendies volontaires d’habitations et placements en détention arbitraire.
Les autorités nigérianes sont accusées de minimiser le bilan des attaques de Boko Haram et de ne pas mettre en œuvre tous les moyens nécessaires à la lutte contre ces terroristes. Que manque-t-il au Nigéria pour parvenir à combattre efficacement Boko Haram ?
Jean-Marie Brocas : Il apparaît en effet que l’armée n’agit pas ou fuit souvent lors des attaques de Boko Haram. Amnesty International avait publié des témoignages d’habitants qui avaient déploré la passivité de l’armée lors de l’enlèvement des plus de 200 lycéennes de Chibok en dépit d’informations qui laissaient présager une action d’envergure de Boko Haram ; des reportages récents dans le journal « Le Monde » ont confirmé ce fait lors de la prise de contrôle de nouvelles villes dans le nord-est.
Il est manifeste que l’armée est sous-équipée par rapport aux rebelles djihadistes. En dépit d’un budget fédéral très significatif, la corruption endémique du pays fait que les soldats sont sous-payés et sous-équipés. Les ressources supérieures de Boko Haram sont essentiellement liées aux prises sur le terrain et aux ventes de matériel par l’armée elle-même.
Les épisodes récents concernant de la libération éventuelle des lycéennes mainte fois annoncée puis démentie, la mort proclamée d’Abubakar Shekau le leader de Boko Haram, suivie de l’apparition en vidéo du même personnage confirment le peu de fiabilité qu’on peut accorder aux informations de l’armée nigériane.
Propos recueillis par Sybille de Larocque pour JOL Press