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Le sommet de l’APEC à Pékin et le «siècle du Pacifique»

Par Jean-Sylvestre Mongrenier,

Docteur en géopolitique et professeur agrégé d’histoire-géographie, chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris-8) et chercheur associé à l’Institut Thomas More.

Les 10 et 11 novembre 2014, Pékin accueillera un nouveau sommet de l’APEC, le Forum de Coopération économique Asie-Pacifique. L’évènement est présenté comme une consécration internationale pour Xi-Jinping, à la tête de la Chine populaire depuis 2012. Il entre aussi en résonance avec le thème du « siècle du Pacifique ». 

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Le « siècle du Pacifique »… S’il s’agit là d’un refrain déjà ancien, les Européens ne sauraient se désintéresser de l’ensemble spatial « Asie-Pacifique ». Il leur faut tout à la fois travailler à l’avènement d’une nouvelle ère occidentale et affirmer leur présence dans une vaste zone où s’élaborent de nouveaux équilibres et se joue partiellement l’avenir du monde.

Une idée déjà ancienne

Fondé en 1989, sur la base d’une proposition émise par le premier ministre australien de l’époque, Bob Hawke, le Forum de Coopération économique Asie-Pacifique (APEC) est d’abord une réponse à la formation du « grand marché » européen, bientôt transmuté en une Union européenne, et au traité de libre-échange entre les Etats-Unis et le Canada, socle d’une Association nord-américaine de libre-échange (ALENA) incluant le Mexique. L’APEC comprend vingt-et-un Etats de la région Asie-Pacifique lato sensu et s’étend sur les rives asiatique et américaine du « Grand Océan ». Ainsi l’APEC compte-elle notamment les Etats-Unis, le Japon, la République populaire de Chine, le Mexique, le Chili, les économies émergentes d’Asie, et la Russie. Elle a pour ligne d’horizon la mise en place d’une zone de libre-échange censée maximiser la croissance de part et d’autre de l’océan Pacifique. Du fait de l’hétérogénéité, politique, économique et culturelle qui caractérise ce très vaste ensemble spatial et des oppositions d’intérêts, voire des rivalités de puissance, entre certains des Etats qui participent de l’APEC, cet accord de libre-échange n’a toujours pas vu le jour. Aussi les Etats-Unis poussent-ils le projet d’un Partenariat TransPacifique avec le Japon, la Corée du Sud et les Etats de l’ASEAN (Association de Nations d’Asie du Sud-Est), dont l’Indonésie, tout en laissant de côté la Chine populaire.

Appréhendé sur la longue durée, la fondation de l’APEC et les sommets annuels entre chefs d’Etat et de gouvernement de la zone considérée semblent donner corps à l’avènement, anticipé de longue date, d’un « siècle du Pacifique ». En effet, l’idée d’un glissement des centres de puissance et de civilisation – de la mer Méditerranée vers l’océan Atlantique puis le Pacifique – n’est pas nouvelle. De tonalité hégélienne, ce thème est un puissant ressort de la philosophie de l’Histoire. Au fil du XIXe siècle, on retrouve cette idée-force sous la plume de Marx et d’autres auteurs. Au détour des XIXe et XXe siècles, géographes et stratégistes reprennent le thème pour penser le devenir historique. Ainsi Theodore Roosevelt, Président des Etats-Unis de 1901 à 1909, est-il convaincu que le Pacifique est l’avenir du monde. Plus tardivement, Karl Haushofer écrira une Geopolitik des Pazifischen Ozeans (1938). Après la Seconde Guerre mondiale et la reconstruction, l’affirmation continue du Japon sur le plan géoéconomique puis l’émergence des NPI (Nouveaux pays industriels) donnent au thème une nouvelle actualité. Dans le prolongement de sa géohistoire du capitalisme, Fernand Braudel évoque à son tour la circulation des cartes de la puissance d’un océan à l’autre. Chemin faisant, la dimension métaphysique de ce « grand récit » s’est estompée, le discours sur le siècle du Pacifique prenant un tour techniciste et économique. La touche d’Alvin Toffler est désormais plus évidente que la référence à Hegel. Entre autres inflexions, la modernité tardive se caractérise par la plongée dans l’immanence et le rétrécissement des horizons.  

Les limites de la diplomatie du « pivot »

Avec la mise en place de l’Administration Obama, les officiels américains mettent l’accent sur une « diplomatie du pivot », c’est-à-dire un pivotement de la politique étrangère des Etats-Unis vers l’Asie et le monde des émergents. Né à Hawaï, Barack Obama se veut le premier « président du Pacifique ». Il s’affirme en phase avec le déplacement des sources de richesse et de puissance vers ce qu’on appelle, vu depuis l’Europe, l’Extrême-Orient. Dans ses rapports avec les « émergents », l’Administration Obama entend alors faire prévaloir une logique d’inclusion – l’idée consiste à mieux associer la Chine de Pékin et les nouveaux venus à la conduite des affaires internationales -, avec l’élaboration de réponses concertées à la crise économique globale et la promotion d’un forum planétaire sur les questions diplomatiques et stratégiques. Si Barack Obama ne reprend pas à son compte l’expression de monde multipolaire, l’« engagement coopératif » et le multilatéralisme global de la diplomatie américaine sous-tendent la réunion du G20 de Pittsburgh, les 24 et 25 septembre 2009. Expression du club occidental, élargi à la Russie dans les années 1990, le G8 semble alors dépassé par l’ampleur de la crise. Autres moments forts du « pivotement » affiché par les Etats-Unis : le sommet de l’APEC qui se tient à Hawaï,  les 12 et 13 novembre 2011, et la présence d’Obama au sommet de l’ASEAN, à Bali, dans les jours qui suivent.

Pourtant, la « diplomatie du pivot » trouve vite ses limites. A Pékin, la main tendue d’Obama est interprétée comme un signe de faiblesse et les autorités chinoises affirment brutalement leur pouvoir dans le Pacifique occidental (voir les revendications insulaires de la Chine et l’extension unilatérale de  ses zones maritimes dans les « méditerranées asiatiques »). Quant aux autres pays émergents, ils ne sont pas pressés d’assumer de nouvelles responsabilités internationales. Nonobstant le discours revendicatif de leurs dirigeants, sur le modèle de Bandoung (1955), ces pays sont très centrés sur eux-mêmes : l’émergence n’est pas la puissance, celle-là impliquant le dépassement des seuls intérêts nationaux-étatiques. Enfin, les pays alliés aux Etats-Unis, en Europe comme en Asie-Pacifique, font part à Washington de leurs inquiétudes. Ils redoutent un vide de pouvoir et la rupture des équilibres régionaux. En conséquence, l’Administration Obama doit modifier le barycentre de sa diplomatie : le « pivot » laisse place au « rebalancing ». Il est précisé que le rééquilibrage du dispositif américain n’induit pas le retrait du théâtre géopolitique européen ou du Moyen-Orient. Depuis, la crise Est-Ouest autour de l’Ukraine et la mise sur pied d’une coalition contre l’« Etat islamique » ont confirmé cette mise au point.  D’autre part, l’« engagement » des Etats-Unis en Asie-Pacifique, face à la Chine, prend l’allure d’un nouveau containment. Outre la crise nucléaire nord-coréenne, toujours ouverte, c’est l’Asie orientale dans sa totalité qui se révèle dangereuse. La croissance économique et ses effets n’ont pas submergé litiges historiques, conflits territoriaux et identitaires. Si l’Asie est appelée à peser d’un poids nouveau dans les grands équilibres mondiaux, le « siècle du Pacifique » ne sera pas irénique : risques et menaces prolifèrent.

Une nouvelle ère occidentale

Le discours convenu et complaisant des dernières années sur la revanche de l’Asie et l’irrépressible montée en puissance des « émergents » se dissipe et aucune fatalité historique ne condamne la Vieille Europe à la décadence. L’essentiel repose sur la remise en ordre des finances publiques et de profondes réformes internes, vaste effort qui conduit à une rupture avec le social-fiscalisme et ses idéologèmes, mais la réponse de l’Europe aux défis du monde requiert aussi le renforcement des solidarités transatlantiques, condition sine qua non d’une nouvelle ère occidentale. Sur le plan militaire, on sait l’importance de l’Alliance atlantique pour la défense mutuelle de ses membres et la projection de sécurité sur des théâtres extérieurs : la vitalité de l’OTAN et la protection des frontières de l’Europe impliquent de la part des alliés européens un engagement politique, militaire et financier plus important des alliés européens. Cela dit, bien des questions à aborder avec les Etats-Unis relèvent de domaines de compétence propres à l’Union européenne notamment dans le domaine économique, commercial et monétaire.  Vis-à-vis des Etats tiers, la mise en place d’un « partenariat global transatlantique » permettra aux parties prenantes de consolider leur pouvoir normatif et de maintenir la prééminence de l’Occident comme modèle de puissance.

Cependant, l’axe transatlantique ne doit pas occulter l’importance pour l’Europe d’une présence plus affirmée et volontaire en Asie de l’Est et du Sud-Est, tant pour saisir des opportunités en termes de croissance économique et de commerce que pour promouvoir la paix et la liberté. La mondialisation-globalisation est aussi une réalité géostratégique et, dans l’hypothèse d’une ou plusieurs guerres ouvertes sur le théâtre grand-asiatique, il serait fallacieux de prétendre maintenir l’Europe à l’écart, sans chocs en retour. Aussi les Européens doivent-ils assumer leur part du fardeau. D’une part, cela passe par l’engagement des grands Etats européens déjà présents dans la zone (directement ou indirectement) à travers des « partenariats stratégiques » avec certains des acteurs locaux. D’autre part, l’UE en tant que telle dispose d’avantages comparatifs, sur le plan commercial et civil, et elle devrait être plus vigoureusement soutenue par ses membres, pour rehausser l’Asia Europe Meeting, négocier des accords de libre-échange dans la région et aborder des questions à caractère diplomatique et stratégique. Plus généralement, l’UE a vocation à soutenir un « arc des démocraties et de la liberté », de l’Asie du Sud  à l’Asie du Nord-Est (une idée avancée par le Japon qui a inspiré des coopérations avec l’Inde, les Etats de l’ASEAN et l’Australie).

Pour une Europe du « grand large »

In fine, les enjeux de l’Asie-Pacifique recoupent ceux du nouvel âge global. Quand certains invoquent une Europe retirée sur son espace géographique, en s’illusionnant sur les vertus protectrices des anciens parapets, il faut ici rappeler l’importance du « grand large » et de l’ouverture au lointain dans la genèse de la civilisation européenne et occidentale. L’identité de l’Europe est excentrée et c’est en se lançant sur l’« Océan mondial » qu’elle a pris conscience d’elle-même.

Une Europe transformée en un bloc continental autarcique, à la Karl Haushofer, serait infidèle à elle-même et la perte de toute prise ou moyen d’action sur les événements extérieurs accélèrerait le « grand déclassement » en cours. L’Europe y perdrait plus encore en prestige, crédit et importance au plan mondial, avant que l’enfermement continental ne dégénère en de nouveaux déchirements internes. Relever le défi de la montée du Pacifique dans l’ordre international est aussi un combat pour l’Europe.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Chercheur associé à l’Institut Thomas More

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