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Replacer l’humain au centre : le secret d’une ubérisation réussie ?

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Dans un rapport rendu public en novembre dernier, l’Organisation internationale du travail (OIT) s’intéresse aux « nouveaux défis » que posent les transformations récentes du monde du travail, sous l’influence du digital. L’OIT constate notamment que « l’emploi atypique prolifère dans des secteurs dont il était antérieurement absent et que (…) sont poids augmente sur les marchés du travail de la plupart des pays du monde ». Pas forcément une bonne nouvelle, quand on connaît les réalités que recouvre le mot « atypique ». Pourtant, en parallèle, des initiatives tentent de modérer la digitalisation à tout crin de l’économie, en y réinjectant ce qu’il y manque bien souvent : de l’humain.

Contrats « zéro heure »

Pour l’OIT, un emploi « typique » est un emploi continu, à plein temps et s’inscrivant dans une relation directe de subordination entre employeur et salarié. Malgré tous leurs défauts, ces emplois garantissent des protections aux travailleurs. Par corollaire, un emploi « atypique » se caractérise bien souvent par une forme de précarité.  

Or ces formes d’emploi « atypiques » se développent de façon plus ou moins anarchique dans les pays industrialisés mais aussi, de plus en plus, dans les pays en développement. Elles privilégient le travail temporaire, à temps partiel ou intérimaire, mais aussi les relations d’emploi multipartites (travail détaché, de courtage ou de location de main-d’œuvre) et les relations de travail déguisées (emploi juridiquement indépendant mais économiquement dépendant).

Si le phénomène prend des formes diverses selon les pays, l’OIT estime que sa progression est généralisée. Dans les pays industrialisés, le temps partiel ou les contrats sans durée minimum de travail garantie sont de plus en plus courants. Au Royaume-Uni, 2,5 % des employés avaient des contrats « zéro heure » à la fin de 2015, tandis que selon les prévisions de l’OIT, aux Etats-Unis, 40 % des travailleurs pourraient être « indépendants » en 2020 contre 0,4 % aujourd’hui. Une tendance corrélée à l’essor du numérique. Vous avez dit « ubérisation » ?

L’ubérisation, motif d’inquiétude

L’ubérisation de l’économie représente un risque évident pour les employés. Plus d’« indépendance » c’est souvent plus de précarité, moins de lieux de travail sûrs et salubres, moins de liberté syndicale et de capacité de négociation, sans parler des salaires moindres et de la protection sociale réduite.

L’expérience client peut également être impactée. Il suffit de penser aux utilisateurs de la célèbre plateforme Airbnb, auxquels on promet monts et merveilles mais qui découvrent souvent des logements vides dans des quartiers solitaires et inconnus. Contrairement à ce qui se passe à l’hôtel, personne n’est là pour les accueillir, leur donner les bonnes adresses, leur suggérer des visites, leur donner des conseils ou simplement leur dire bonjour. 

Supplément d’âme 

Pourtant, qu’on le veuille ou non, les mutations technologiques et culturelles ne s’arrêteront pas. Pour éviter que la digitalisation du travail soit vécue comme une contrainte, le plus sage semble donc être de se l’approprier, de la forger à son image. C’est ce que recommandent Christophe Rebours et Inès Pauly, spécialistes du design de produits et de services innovants, dans leur ouvrage « L’expérience, le nouveau moteur de l’entreprise », sorte de manuel à l’usage des entreprises désireuses de retrouver leur vraie « raison sociale » : celle d’« un collectif humain, dédié à l’activité inventive » et plaçant l’expérience, c’est à dire la séquence de vie des consommateurs et des collaborateurs, au centre des enjeux.

Pour Ines Pauly, « beaucoup d’entreprises abordent à présent leur transition numérique à l’envers. Elles font du digital pour le digital, alors qu’il ne s’agit que d’un outil parmi d’autres pour satisfaire les vrais besoins des gens. Mais il faut d’abord sortir des labos, et partir des utilisateurs en situation sur le terrain…  » L’idée : réconcilier le social et l’économique, ne pas tout sacrifier sur l’autel du profit à court terme.

Dans la pratique, certaines entreprises s’y essaient, à l’image d’Auto-ecole.net, qui mise sur le numérique comme complément au physique plutôt que comme remplacement. Créée en 2014, l’auto-école en ligne (mais pas que) possède désormais 17 agences et fait travailler plus de 70 personnes. Son objectif : repenser l’apprentissage de la conduite pour offrir des formations plus performantes, plus flexibles et plus souples, le tout en assurant un service professionnel et, surtout, une relation personnalisée avec les apprentis conducteurs. « Nous apportons un plus. Nous n’enlevons rien. Les enseignants et les élèves peuvent se choisir mutuellement, et choisir leurs horaires grâce à un planning en ligne. C’est plus flexible, plus efficace, et ça coûte moins cher », confiait récemment à Ouest-France le cofondateur du site, Stanislas Llurens.

Même son de cloche du côté d’ING Direct, la banque en ligne ayant lancé le concept d’ING Direct café, lieu où les clients de l’institution peuvent réaliser un certain nombre d’opérations bancaires, mais également se détendre autour d’une boisson dans un cadre agréable. Ou encore de BlaBlaCar, plateforme communautaire de covoiturage qu’on ne présente plus et dont les 350 employés français ont découvert en mars dernier leurs nouveaux locaux, sis dans le deuxième arrondissement de Paris et comportant des quiet rooms, une salle de gym ou encore un BlaBlaVillage. Objectif affiché, selon Laure Wagner, Culture Captain et 1ère employée chez BlaBlaCar : « favoriser le bien-être de chacun en créant un cadre de travail qui favorise le dialogue, l’ouverture d’esprit, l’échange, l’esprit collaboratif et la convivialité. »

Si, comme le préconise le Conseil national du Numérique dans un rapport daté de janvier 2016, il convient d’encadrer de façon plus stricte les entreprises technologiques afin d’éviter les dérives, l’important, on le voit, est aussi de redonner un visage humain à une économie en voie de désincarnation rapide. D’autant que, pour Christophe Rebours et Inès Pauly, cette démarche dynamise la croissance de l’entreprise, améliore sa rentabilité, permet d’attirer les meilleurs talents et d’augmenter sa valeur à long terme. On aurait tort de s’en priver.

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