Alors que les pays du Golfe font main basse sur les chefs-d’oeuvre européens et que les musées français voient leurs ressources baisser, le mécénat, qu’il provienne de particuliers comme Bernard Arnault ou de grands groupes, apparaît comme une solution pour freiner cette hémorragie et conforter la place des établissements hexagonaux.
450 millions de dollars : le monde de l’art est resté incrédule devant la somme à laquelle le Salvador Mundi, une toile en mauvais état et dont l’attribution à Léonard de Vinci est contestée, a été adjugé le 15 novembre dernier par la maison d’enchères Christies. L’acquéreur ? Mohammed Ben Salman (MBS), le jeune prince héritier saoudien, dont l’identité a fuité avant que le Louvre Abu Dhabi, inauguré en grande pompe quelques jours avant aux Emirats arabes unis (EAU), ne revendique l’acquisition de cette toile controversée – pour l’équivalent de dix fois son budget annuel.
Pétromonarchies versus musées français : 1-0
La folle saga du Christ attribué au contemporain de François Ier n’est pas qu’une affaire de gros sous ni de mégalomanie d’un prince autoritaire. Elle est révélatrice d’un phénomène plus large et plus inquiétant : la fuite des chefs-d’oeuvre de l’art européen vers les musées et collections du Moyen-Orient.
A coup de pétrodollars, les princes et milliardaires du Golfe rivalisent d’influence au sein d’un monde de l’art en recomposition, et se servent allègrement dans les trésors européens : le Qatar a acheté un Cézanne pour 250 millions de dollars et un Gauguin pour 210 millions, les EAU ont déboursé près d’un milliard d’euros pour utiliser la « marque Louvre » et bénéficier de prêts d’oeuvres de la part des Musées nationaux français, l’Arabie saoudite de MBS planche sur un futur grand musée d’art islamique, etc.
Face au rouleau-compresseur des pétromonarchies, les musées français font pâle figure. Les grands établissements culturels hexagonaux font en effet face à des difficultés financières aussi bien conjoncturelles que structurelles. Contraints de développer leurs ressources propres, ils accusent également le coup de la baisse de fréquentation due aux attentats qui ont ensanglanté la capitale française en 2015.
Le seul Louvre a ainsi vu baisser sa fréquentation de 20% au cours du premier semestre 2016, et a dû ponctionner 40 millions d’euros sur son fonds de roulement. Même son de cloche du côté du Centre Pompidou, dont le président, Serge Lasvignes, déplore avoir « besoin de travaux incontournables (qu’il n’a) pas les moyens de financer ». Idem, enfin, au Grand Palais, qui a dû lancer un emprunt sur trente ans afin de financer ses travaux de rénovation, et dont l’ancien président, Jean-Paul Cluzel, estime qu’il « faut remettre à plat les subventions ». Bref, le système public qui tenait à bout de bras les établissements français arrive à bout de souffle.
Le mécénat, « plus vital que jamais »
Pour pallier ce contexte morose, le mécénat et l’intervention de donateurs privés sont plus indispensables que jamais. Aucun musée n’y échappe, à commencer par le premier d’entre eux, le Louvre. Depuis 2010, le célèbre établissement a lancé pas moins de sept opérations « Tous mécènes », ouvertes aux particuliers, afin d’acquérir ou de restaurer des œuvres d’importance. Une pratique assumée par l’institution : « Le financement privé compte de plus en plus », reconnaît ainsi le directeur du département des antiquités égyptiennes du Louvre, Vincent Rondot.
Les avantages fiscaux encadrés par la loi Aillagon de 2003 favorisent cette pratique : les dons sont, en effet, exonérés entre 60% et 75% – sans parler des autres avantages, comme des visites privées. « Cette loi a créé un cadre juridique et fiscal qui est certainement l’un des plus favorables au monde », abonde François Deblesse, le président de l’association de promotion du mécénat Admical, qui juge que « le mécénat est plus vital que jamais ».
Et cela marche : un million d’euros ont été collectés par le Louvre pour acheter les Trois Grâces, de Cranach, 670 000 pour reconstituer la chapelle égyptienne du mastaba d’Akhethétep. « Ce ne sont pas forcément les sommes les plus importantes qui sont obtenues par le mécénat populaire, explique-t-on au Louvre, mais c’est un moment où le musée s’adresse directement au public. Le lien créé est très fort ». Le Grand Palais a également eu recours à la contribution du privé, qui a par exemple représenté 18% du budget de l’exposition Rodin, organisée jusqu’en juillet dernier.
Si le mécénat ne représente encore qu’une faible part des ressources propres des musées (8% au Musée d’Orsay, 9% à celui du Louvre), les entreprises ont bien compris tout l’intérêt qu’elles pouvaient tirer de cet engagement en faveur de la culture. En 2016, 14% d’entre elles pratiquaient le mécénat, pour un budget total de 3,5 milliards d’euros. La même année, le secteur de la culture a attiré près d’un quart de ces sociétés, et 15% du budget global du mécénat, soit environ 500 millions d’euros.
« A projet exceptionnel, partenariat exceptionnel »
La huitième opération « Tous mécènes » du Louvre est encore en cours. Le musée souhaite acquérir le Livre d’heures de François Ier, un joyaux de l’orfèvrerie et de l’enluminure datant de la Renaissance. Mais la somme – dix millions d’euros – demandée par son propriétaire anglais pour cette œuvre « sans équivalent dans les collections françaises et étrangères » représente le double du budget annuel d’acquisition du musée.
Le Louvre se tourne donc, une nouvelle fois, vers les particuliers…et le groupe LVMH, qui « poursuit (ainsi) son mécénat engagé depuis 25 ans en faveur de la sauvegarde, de l’enrichissement et du rayonnement du patrimoine culturel et artistique français », et qui contribuera à la moitié de la somme demandée.
« A projet exceptionnel, partenariat exceptionnel », justifie le président du musée, Jean-Luc Martinez, qui « remercie LVMH d’avoir dit oui à cette aventure très ambitieuse pour que cet objet redevienne une icône du musée du Louvre ». L’appel à dons publics d’un million d’euros avait atteint, le 27 décembre, 90% du montant demandé. Classé « œuvre d’intérêt patrimonial majeur », le Livre d’heures devrait donc rejoindre les galeries du Louvre, si toutefois le musée réussi à trouver les 4 millions d’euros restant auprès d’autres mécènes.
Rien de surprenant néanmoins : Bernard Arnault, le propriétaire du groupe, cultive depuis de longues années une image de “protecteur des arts”. Entre ses soutiens appuyés à différents musées (comme le musée des arts et des traditions populaires) et la création de la Fondation Louis Vuitton, “un rêve devenu réalité”, ce dernier ne ménage pas ses efforts pour rapatrier les pièces de choix en France, à l’image de ce qui a été fait avec l’exposition Chtchoukine en 2016.