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Le troc, le seul recours contre le dollar roi ?

L’Union européenne compte contourner les sanctions américaines visant les partenaires économiques de l’Iran en mettant en place un système de troc amélioré (le fameux « véhicule spécial »). Une solution innovante, qui ne pose toutefois pas la question cruciale de la place prépondérante du dollar dans les échanges internationaux.

Cet article est une publication conjointe avec notre site partenaire la France et le Monde.

L’Union européenne peine à trouver des moyens efficaces pour faire face au retour d’une extraterritorialité américaine décomplexée, incarnée par l’administration Trump. Si des divergences étaient apparues par le passé entre Bruxelles et Washington, jamais les deux alliés n’étaient allés jusqu’à un bras de fer aussi assumé. On peut ainsi rappeler la marche arrière de Bill Clinton en 1996, qui était finalement revenue sur la loi D’Amato. Ce texte prétendait déjà restreindre les investissements étrangers en Iran – il a été abandonné devant l’indignation européenne.

Depuis le retrait de Washington de l’accord sur le nucléaire iranien (accord de Vienne) opéré par le Président américain Donald Trump, toute entreprise brisant cet embargo et faisant du commerce avec l’Iran encourt à nouveau des sanctions massives (8,9 milliards de dollars pour la BNP en 2014 pour rappel). La seule solution pour les entreprises désireuses de rester en Iran étant de cesser toute activité sur le marché américain et de ne plus avoir de recours au dollar.

La puissance du dollar

Il s’agit d’un double effet dissuasif majeur. Déjà parce que les Etats-Unis étant le premier partenaire de l’UE et un marché dont il est presque impossible de se passer. Quant à tourner le dos au dollar, la tâche n’est pas non plus évidente, tant la monnaie étasunienne est encore aujourd’hui primus inter pares : elle représente 64 % des avoirs des banques centrales, d’après le FMI, bien devant l’euro (24 %), très loin devant le yen japonais et la livre sterling (4,5 % chacun).

Du fait de ce rôle de principale monnaie de réserve du monde, la plupart des pays vont accepter le dollar en priorité comme mode de paiement. Aujourd’hui, près de 50% du commerce international se fait en dollars. De plus, depuis les années 70, une majorité de pays producteurs de pétrole, à l’initiative de l’Arabie Saoudite – un allié proche de Washington et plus gros producteur de pétrole de l’OPEP – s’engageait à n’accepter que des règlements en dollars pour son pétrole. Une pratique globale qui dessert aujourd’hui l’Iran, dont l’économie dépend largement de ses exportations de brut.

Le dollar est donc encore clairement la monnaie internationale de référence. Ce qui explique pourquoi, plutôt que de s’en passer, nombre de sociétés européennes ont dû plier bagages sous la pression américaine (Total, Daimler, Total, PSA, Air France…) alors qu’elles avaient un intérêt manifeste à pénétrer ce nouveau marché, très prometteur. Et l’UE peine à trouver des mesures suffisamment fortes pour inverser cette tendance.

L’imminente mise en place d’un véhicule spécial

Les représentants des six pays signataires encore membres de l’accord de Vienne – France, Grande-Bretagne, Chine, Russie, Allemagne et Iran – avaient annoncé, dès septembre dernier, leur intention de mettre en place une structure destinée à contourner les sanctions américaines et protéger leurs sociétés désireuses de maintenir leurs relations avec Téhéran. Cette initiative avait mené à l’idée d’un « véhicule spécial », ou SPV, qui serait conditionné au respect iranien des « engagements » consentis dans l’accord, visant à s’assurer que son industrie nucléaire reste civile.

L’UE s’apprête désormais à mettre en place ce mécanisme. « Concrètement, les Etats membres de l’Union européenne vont instaurer une entité légale pour faciliter les transactions financières légitimes avec l’Iran », explique la Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini, dans un communiqué conjoint avec le ministre iranien des Affaires étrangères, Javad Zarif. « Ce système permettra aux compagnies européennes de continuer à commercer avec l’Iran (…) et pourrait être ouvert à d’autres partenaires dans le monde ».

Il s’agit dans les faits d’un mécanisme de troc amélioré qui fonctionnera comme une bourse d’échanges. Il assurera le rôle de chambre de compensation, en vérifiant que la valeur des biens exportés et importés par l’Iran se compensent, se valent – ici l’Iran exporterait principalement du pétrole, contre d’autres produits européens, sans échange d’argent. Dans tous les cas, ce système permet d’éviter de recourir au dollar – et donc de s’exposer à de potentielles sanctions américaines. Aussi, il permettrait aux entreprises européennes de continuer à commercer avec l’Iran.

Un risque de revirement de Téhéran

« Le processus [de l’accord, ndlr] est maintenu, ce qui va un peu à l’encontre de ce que pouvaient imaginer les États-Unis lorsqu’ils ont rompu l’accord de Vienne. Ils pensaient que cela allait déstabiliser le régime […] Ce n’est pas le cas, il y a une capacité de résilience considérable » en Iran, a récemment estimé le chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian. Pourtant, tous ne partagent pas son optimisme. D’autres effets pervers de la manœuvre américaine pourraient en effet couper l’herbe sous le pied de l’initiative européenne. Le départ massif des partenaires européens d’Iran à l’annonce d’un retour de sanctions a en effet durement frappé le pays et son économie.

Aussi, le président iranien Hassan Rohani a souffert de ce revers politico-économique et il ressort très fragilisé de cet épisode. Il a d’ailleurs fait l’objet d’une contestation sociale importante basée sur le pouvoir d’achat en berne. Elu sur la promesse d’améliorer l’économie et les libertés civiles, ce dernier avait réussi à faire baisser l’inflation à environ 10 %, contre 40 % avant son arrivée au pouvoir. Mais ses résultats ont été contrés par le retour des sanctions américaines, et le mouvement né jeudi 28 décembre à Machhad (seconde ville du pays) s’est désormais étendu à tout le pays.

Rohani est un modéré, et avait été le héraut de l’accord sur le nucléaire. S’il a été réélu en 2017, son second mandat pourrait connaître une fin prématurée si la contestation continue de croître. Ses opposant nationalistes radicaux tentent en effet de surfer sur la grogne économique pour reprendre le pouvoir. Or, en cas de désaveu qui passerait des rues aux urnes, les conservateurs seront très peu enclins à continuer la politique de désescalade mise en place par le gouvernement modéré. Il est fort à parier qu’ils décident de tenir tête à Washington et décident eux aussi de claquer la porte de l’accord de Vienne, remettant en cause le fondement même de l’initiative européenne de troc.

Quelle alternative au dollar ?

Si le régime iranien tenait bon, le véhicule spécial pourrait s’avérer une mesure efficace. Il s’agit en tous cas d’une initiative originale, mais elle revient malheureusement à traiter les symptômes et non la maladie. Aussi, elle passe sous silence une question majeure : comment sortir du tout dollar et trouver une source de financement alternative pour les échanges internationaux – seule solution pour s’assurer d’un équilibre des relations internationales mondiales.

Dans les années 80, le Japon avait en vain essayé d’imposer le yen comme recours courant. On assiste ces dernières années à une montée en puissance du Yuan chinois, qui fait écho à la volonté affichée de Pékin de venir concurrencer Washington sur ce terrain également. Si l’économie chinoise talonne désormais les Etats-Unis, sa monnaie reste toutefois à la traîne. Mais l’euro ne pourrait-il pas lui aussi être candidat pour mettre en place une alternative au dollar ?

Cette crise intervient alors que depuis plus de 10 ans la demande augmente pour acheter et vendre le pétrole en Euro. Historiquement portée par l’Irak et la Libye – un choix qui ne leur aura pas porté chance – cette tendance est en train de se répandre au sein des pays asiatiques et la Russie. La tendance pourrait d’ailleurs être renforcée par le bellicisme économique de Trump et l’accumulation de nuages au-dessus de l’économie américaine, qui envoient comme message que le pays n’a pas la discipline pour maintenir une monnaie index stable.

Encore faut-il pour ça que l’euro soir une meilleure alternative – une idée remise en cause par la crise profonde de la zone euro actuelle. En 1999, les réserves en dollars étaient quatre fois plus importantes que celles en euros. Dix ans plus tard, la devise européenne avait comblé près de la moitié de cet écart mais la tendance s’est sensiblement inversée depuis 2010. L’achèvement de l’union bancaire, les progrès dans l’unification de ses marchés de capitaux et l’émission d’obligations « fédérales » européennes pourraient toutefois renouveler la confiance en l’euro.

L’Europe en crise de confiance

Bruxelles est bien au fait de cette défaillance structurelle – la BCE avait d’ailleurs appelé à les corriger, et pousse pour une meilleure intégration économique européenne, trouvant des échos dans les réformes proposées, notamment, par la France. L’UE a ainsi émis le 5 décembre 2018 une « recommandation » visant à « promouvoir une utilisation plus large de l’euro dans le domaine de l’énergie ». Certains pays s’affairent donc pour pousser l’Union à créer des « pétro-euros » – et l’initiative pourrait à terme être élargie à tous les échanges commerciaux de l’euro zone avec le reste du monde. Mais là encore, la route pourrait être longue.

« La monnaie internationale de référence est celle de la puissance politique dominante. Elle impose sa puissance économique qui associée à sa capacité politique à orienter les choix militaires et géopolitiques font du pays de référence celui de la monnaie de référence », notait ainsi justement Philippe Waechter, chef économiste de Ostrum Asset Management. Même si les relations internationales sont plus complexes qu’il y a vingt ans, et que le monde se multipolarise, l’Europe n’arrive toujours pas à imposer sa politique dans la durée.

Pour ce faire, il faudrait toutefois une réelle vision à long terme et des institutions assurant à l’UE une politique réellement indépendante – deux choses qui manquent cruellement à Bruxelles. « Face à un marché unifié du dollar, vous avez 17 marchés fragmentés d’emprunts européens, avec chacun ses caractéristiques propres », notait à ce propos Patrick Artus, patron de la recherche de Natixis. « Les choses seraient différentes si les pays membres trouvaient un accord pour mutualiser une partie de leurs dettes ».

« Avec un eurobond, finis les risques d’évolution divergente et d’écart d’un pays à l’autre », poursuit-il. « Mais personne n’en veut ». On sait notamment que plusieurs états membres bloquent, par crainte des représailles de Washington. Le principal obstacle à l’essor plus en avant de la puissance économique européenne est donc bel et bien l’Europe elle-même – et son manque de confiance en elle. Préférons-nous donc le troc à une monnaie forte et indépendante ? C’est la question que la politique internationale de Donald Trump nous pose, indirectement.

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