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Theresa May ou la stratégie du bord de l’abîme

Chaque semaine ne va pas sans un nouveau rebondissement dans la saga du Brexit – qui prend des cotés mauvais soap, à mesure que la dirigeante britannique Theresa May louvoie vers un dénouement inévitable. La semaine dernière, c’étaient de nouveaux atermoiements autour de la question de la frontière irlandaise qui faisaient la « une ». Ce dossier épineux – et totalement ignoré lors de la campagne et du vote sur le divorce – paralyse en effet le processus de Brexit, en privant le gouvernement britannique d’une majorité. Theresa May tente d’exploiter ce blocage en en faisant porter la responsabilité à Bruxelles. Une stratégie dangereuse, qui nous amène chaque jour un peu plus près du no deal.

Des blocages persistent sur la frontière Irlandaise

Mme May a tenté de transformer son échec retentissant devant la Chambre des communes, le 21 janvier dernier, en un outil pour diviser des homologues européens. Certains dossiers chauds comme la question de la pêche en eaux britanniques et la souveraineté partagée Gibraltar, sont en effet susceptible de faire sortir certaines capitales du rang. Cela rouvrirait la voie à des négociations sur le traité de sortie de l’UE. Plus largement ; la perspective pour l’Union européenne de perdre ses quelques 140 milliards de surplus d’exports annuels vers le Royaume-Uni, donne – pense-t-elle – aussi de l’eau à son moulin.

Pour relancer les négociations avec Bruxelles, la Première ministre s’est appuyée sur le récent vote d’un amendement déposé par le député conservateur Graham Brady. Cette figure haute en couleur de la frange la plus intégriste du Brexit, réclamait ainsi des « arrangements alternatifs » sur la question de la frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord (le backstop). Une requête de son parlement, qui selon elle, rouvre de plein droit les discussions avec l’UE. Mais ce que Theresa May appelle son « nouveau mandat » est en réalité une sorte de putsch, au terme duquel elle a cédé la main aux plus eurosceptiques de son parti pour garder la majorité.

Le parti ou le pays ?

Mme May a donc pris la vague à droite pour rester à la tête des conservateurs, et ce sont désormais les radicaux qui imposent ni plus ni moins leur volonté au gouvernement. Ils le feront tant que Mme May refuse de démissionner. Elle s’est d’ailleurs fait imposer deux nouveaux négociateurs, Brexiters durs, dans la perspective d’une reprise des marchandages. Pourtant, pas question de la renverser, car personne ne veut aujourd’hui sa place. Les pro aussi bien que les anti-Brexit semblent trop heureux de son contenter d’injonctions à travers amendements contradictoires sur son accord négocié avec l’UE.

Ainsi, la semaine dernière, la Chambre a également adopté ; à l’initiative des travaillistes, un amendement interdisant en principe le no deal. Paradoxalement, c’est bien sur un chantage au « no deal » que Mme May fonde aujourd’hui sa politique européenne. Elle espère que l’UE va craquer avant elle dans cette dangereuse danse de bord du gouffre. Sans surprise, elle s’est heurtée à un « non » européen retentissant et unanime. L’UE a ainsi signifié sa volonté de ne pas lâcher l’Irlande. Mais plus largement, c’est bien l’intégrité du marché unique que Bruxelles défend.

Au vu du Brexit et de la monté des populismes anti-européens, la construction européenne apparait en effet comme plus fragile qu’il n’y paraissait. Trop de compromis ouvrirait la porte à des demandes de traitements d’exception de la part d’autres états membres, et signifierait à terme la fin de l’union.  Il s’agit donc là d’une question de survie. En face, si Theresa May est à la manouvre pour faire céder Bruxelles et dissocier le backstop de l’accord du Brexit, c’est uniquement pour pouvoir revenir victorieuse devant les députas de son camp, et ne pas être détrônée. Elle joue ainsi une nouvelle fois son parti contre son pays.

En faisant le choix d’un Brexit dur, alors même que la victoire du leave était marginale, et qu’une grande partie des électeurs ayant choisi le divorce ne voulaient pas de rupture radicale, Mme May s’était déjà alignée sur son parti plutôt que sur le vote national. Elle vit désormais les conséquences inévitables de son choix d’activer l’article 50 avant d’avoir un plan ou d’avoir ouvert des négociations avec Bruxelles. Et en s’appuyant sur l’amendement Brady pour durcir encore davantage le Brexit, elle réagit à la prise de pouvoir par les radicaux dans son parti, ce alors même que les sondages indiquent qu’une majorité de britanniques seraient désormais en faveur de rester au sein de l’UE.

Sans majorité, pas de solution

Le choix de cette ligne politique, contre-intuitive pour une femme politique qui avait fait campagne pour le remain, exclut toute possibilité d’unité nationale ou parlementaire. Or, faute de majorité, aucun compromis ne sera possible avec Bruxelles. A ce propos, Jean-Claude Junker a été clair : il n’est pas question d’à nouveau recevoir Theresa May tant qu’il n’y a pas de majorité derrière un projet précis. Il est important pour Bruxelles de savoir ce que les britanniques veulent et pas seulement ce qu’ils ne veulent pas avant d’envisager tout compromis. Sans cela, impossible de savoir si un revirement d’opinion fera tout tomber à l’eau ou non.

Plus dangereux encore, l’instrumentalisation de la question irlandaise pourrait permettre à la dirigeante britannique un « cherry-picking » [picorage] généralisé. Elle pourrait piéger Bruxelles et rouvrir des pans entiers de l’accord négocié dans la douleur. Mme May semble pourtant peu encline à expliciter sa position. En grande partie parce que suivre une ligne clairement définie l’empêcherait de faire porter la responsabilité d’un éventuel échec des négociations à l’UE et à l’opposition. Une version qui omet les divisions des conservateurs vielles de 40 ans sur la question européenne, et à l’origine du référendum sur le Brexit de David Cameron – qui déjà à l’époque voulait reprendre le contrôle du parti.

Le prix de la stratégie du bord de l’abîme

La stratégie de la montre engagée par le gouvernement britannique commence toutefois à montrer ses limites. La Livre, pourtant réputée pour sa stabilité, a plongé la semaine dernière ; pour atteindre son niveau le plus bas depuis 1985. Il s’agit là de la 1ère vraie réaction des marchés financiers qui commencent manifestement à prendre l’option du no deal au sérieux. Dans le même temps, les nuages continuent de s’amasser au-dessus de l’économie britannique : la Grande Bretagne est ainsi passée de la première place de l’OCDE en termes de croissance à la dernière depuis le referendum.

Ces premiers symptômes n’ont cependant rien à voir avec la magnitude des conséquences d’une sortie sans accord. Une exclusion du marché unique du fait du retour de droits de douanes, extrêmement néfaste pour les exports britanniques vers l’UE (55% des échanges du royaume sont réalisés avec les autres pays membres de l’Union européenne) et à terme l’emploi.

Mais une étude menée par les économistes du CEPII, rappel en outre qu’un no deal impliquerait pour Londres de quitter les accords commerciaux internationaux de l’UE (qui permettent des taxes à l’importation de 3 % en moyenne avec le reste du monde) pour un retour aux règles de l’OMC beaucoup moins favorables (13 % en moyenne dans l’agriculture par exemple, et près de 40 % pour les produits laitiers).

Aussi, d’après ces économistes, le niveau du PIB baisserait de 2,8% de manière permanente – soit une perte de pouvoir d’achat annuelle de près de 2 000 livres en moyenne par ménage.

Autre conséquence désastreuse du no deal, les pénuries à rpévoir de biens de consommation quotidiens. Les secteurs de l’agroalimentaire et de la santé prennent ce risque très au sérieux et commencent à s’organiser pour faire face à un retour des frontières entre l’UE et le Royaume-Uni. Des emprunts spéciaux pour constituer et entretenir un stock de produits de première nécessité ont ainsi été créés à la City. Le Secrétaire d’état à la Santé, Matthew Hancock, a quant à lui récemment avoué être devenue le « 1er acheteur de frigos au monde pour pouvoir stocker les médicaments essentiels ».

Autant de preuves que le Brexit sans accord est en train de devenir une réalité. Une réalité qui n’échappe à personne, sauf peut-être Theresa May, trop occupée à essayer de survivre politiquement pour voir le bord de la falaise s’approcher dangereusement.

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