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Mobilité européenne et montée du nationalisme de gauche

Comment la gauche nationaliste s’est-elle développée en Europe ? Comment est-on passé des valeurs communistes – « la classe ouvrière n’a pas de patrie » – à un souverainisme social, qu’il soit national ou européen (l’Europe forteresse) ? On se situe à des lieues du Marxisme originel, qui appelait de ses vœux la révolution des travailleurs pour changer le monde et instaurer une « internationale », formée par la classe ouvrière, qui doit « devenir elle-même la nation ». A l’époque, l’ennemi était la droite, qui avait justement le monopole du nationalisme, l’Etat étant « le serviteur de la classe dominante ».

Du marxisme au néolibéralisme

Aujourd’hui, force est de constater que les choses n’ont pas suivi le cours prophétisé par Karl Marx. Au lieu du projet d’internationale communiste, c’est le libéralisme qui s’est imposé – longtemps considéré comme une sorte de version allégée du socialisme compatible avec le capitalisme. On oublie l’effacement des nations, et on y substitue le mondialisme, où les connections entre les Etats servent avant tout la consommation (commerce, tourisme, main d’œuvre bon marché…). Aussi, il semble naturel que devant un nouvel ordre des choses, la gauche – une certaine gauche – cherche à se réinventer.

Ce changement tellurique est particulièrement bien illustré par la création de l’Union Européenne, qui s’est fait le chantre de la liberté de mouvement des biens, des services et des personnes (la libre circulation des travailleurs dans le texte – un aveu néolibéral caché sous une terminologie marxiste s’il en est). Si cette ouverture était une nécessité lors de l’effort de reconstruction engagé en Europe durant l’après-guerre, elle s’est progressivement normalisée. Si bien qu’elle est aujourd’hui liée au concept même de citoyenneté européenne (la liberté de circulation est devenue un droit des personnes consacré par Maastricht).

L’adoption de ces principes n’est pas sans conséquence : en 2019, on comptait pas moins de 17 millions d’européens qui vivent ou travaillent dans un État membre voisin, soit plus de 3% de la population de l’Union européenne. De plus, le traité de Rome a fait inscrire les principes de non-discrimination et d’égalité de traitement au panthéon européen (« l’abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des Etats membres en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail » – article 45). Dans les faits, la situation est bien sûr un peu plus complexe.

L’émergence d’une gauche nationaliste européenne

Devant cette UE des portes ouvertes, la gauche nationaliste est avant tout anti-européenne. Et si nombre de partis appartenant à cette mouvance se disent prêt à la réformer, la plupart du temps, il s’agit davantage d’un discours politique visant à ne pas aliéner les électeurs plus modérés, plutôt qu’à une vraie conviction europhile. Et pour cause : ils s’opposent à nombre des positionnements idéologiques de Bruxelles – de fait, favorable à la dérégulation financière, au libre-échange et à la libre circulation des travailleurs.

Pour une certaine gauche, le vrai ennemi n’est plus tant le conservateur souverainiste, qui œuvre pour le maintien du privilège de classe et d’une certaine idée de tradition, mais les élites internationales – parfaitement incarnées par les participants au sommet de Davos. Ces derniers défendent la mondialisation et la liberté de circulation – ironiquement historiquement des valeurs de gauche ? Qu’à cela ne tienne, la nouvelle gauche souverainiste les rejettera en bloc. La logique est imparable.

Afin de dénoncer ces choix idéologiques, la gauche eurosceptique s’aligne sur la rhétorique nationaliste historique développée par les partis d’extrême droite. Celle-ci s’est développée en réaction à l’hégémonique centre droit/centre gauche qui a façonné le monde depuis la fin de la seconde guerre mondiale. On retrouve l’idée selon laquelle l’immigration a un impact négatif sur les salaires et sur la solidarité entre ouvriers. Sans nécessairement s’encombrer des questions culturelles chères à l’extrême droite, la gauche nationaliste s’appuie sur une vision de la souveraineté populaire héritée par le droit du sol.

Les impacts réels de l’immigration sur l’économie européenne

Pourtant, cette idée est très marginale parmi les économistes. Il n’existe en effet pas de preuve concrète que l’immigration ouverte à un effet néfaste sur les salaires et le niveau de vie ou le chômage des habitants historiques d’un pays. Au contraire, la restriction de migration et l’érection de frontières plus fermées, complétées de contrôles plus poussés des habitants, est bien plus néfaste aux conditions de vie dans ce pays. Elle créé en effet une classe de citoyens sans papiers, et donc sans droit ni protection sociale. Ceux-là mêmes qui font baisser les salaires et se détériorer conditions de travail dans le pays, en instaurant une concurrence déloyale bien malgré eux.

« En moyenne, et à long terme, les études convergent pour dire que l’immigration n’a pas d’effet négatif sur l’emploi », notait ainsi Anthony Edo, chercheur au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii). Toutes les études tendent, a contrario, à souligner les effets positifs de l’immigration sur les économies européennes. Le groupe de réflexion BSI Economics soulignait ainsi queles flux migratoires renforçaient la consommation d’un pays. En outre, la jeunesse de ces populations revitalise des Etats en proie à un déclin démographique, qui ont besoin d’immigrés pour payer leurs retraites d’après Tito Boeri, patron de la sécurité sociale italienne.

Toutes ces études ont établi que la précarité de la condition (pas de propriété, pas d’épargne) des migrants les pousse à redoubler d’efforts et à contribuer d’autant plus à la société et l’économie des pays qui les accueillent. « Il n’y a pas de doute, les migrations accroissent le produit intérieur brut », confirme, sans appel, Jean-Christophe Dumont, chef du département migrations à l’OCDE. D’après les économistes du McKinsey Global Institute, les immigrants ont ainsi contribué pour près de 10% du PIB mondial en 2015, alors qu’ils ne représentaient que 3,4% de la population internationale.

L’Europe ne fait pas exception : « Il y a un effet positif très visible du flux de migrants permanents. À la suite d’une augmentation de ce flux à une date donnée, nous observons que le PIB par habitant va croître de façon significative pendant quatre ans, tandis que le taux de chômage va baisser » note, l’économiste Hippolyte d’Albis, co-auteur d’une réente étude[1] (1985-2015) réalisée avec le concourt d’Eurostat et de l’OCDE. Mais paradoxalement, ce sont les pays qui ont souffert le plus des frontières (Europe de l’est et Europe centrale), coupés de la croissance de leurs voisins occidentaux par le rideau de fer, qui insistent aujourd’hui le plus pour un retour des frontières au sein de l’espace Schengen.


[1] « Macroeconomic evidence suggests that asylum seekers are not a “burden” for Western European countries », Hippolyte d’Albis, Ekrame Boubtane, Dramane Coulibaly, Science Advances, 2018

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