Depuis qu’Alassane Ouattara a annoncé son refus de briguer un troisième mandat, la Côte d’Ivoire a pris un chemin rare et salvateur en Afrique : celui du respect des institutions. La locomotive africaine saura-t-elle transformer l’essai en assurant le renouvellement de sa classe politique, et ainsi mettre un point définitif à l’ère des grands fauves?
La Côte d’Ivoire est à la croisée des chemins. Au sein d’une sphère internationale qui brille par son glissement autocratique de plus en plus inquiétant, en Afrique (Bénin, Angola) comme en Europe (Russie, Hongrie), le pays, par la voix de son chef d’Etat, a fait le choix de la démocratie. Début mars, Alassane Ouattara a non seulement pris de court la communauté internationale, mais également son propre camp, en renonçant à briguer un troisième mandat à la présidentielle d’octobre 2020.
Son annonce, prononcée devant une assemblée de fidèles mi-médusés mi-transcendés, a fait trembler jusqu’aux colonnes du très moderne palais de la Fondation Félix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix. « Durant les deux mandats que vous m’avez confiés à la tête de notre beau pays, j’ai toujours accordé une importance toute particulière au respect de mes engagements. » avait-il alors expliqué. « Dans le même esprit, j’avais à plusieurs occasions indiqué, au moment de l’adoption de la Constitution de la IIIe République, en 2016, que je ne souhaitais pas me représenter à un nouveau mandat présidentiel. En conséquence, je voudrais vous annoncer solennellement que j’ai décidé de ne pas être candidat à l’élection présidentielle de 2020. »
Près d’un mois après cette décision tonitruante et en pleine épidémie de Covid-19, la balle est désormais dans le camp de l’opposition. Alors que le chef d’Etat plaide pour un renouvellement nécessaire de la classe politique, seule manière d’enterrer définitivement les tensions du passé, les deux principaux opposants, Bédié et Gbagbo, semblent encore enkystés dans des ambitions d’un autre temps.
Bédié et Gbagbo, deux grands fauves accrochés à leur pré carré
L’opposition ad hominem, a fortiori quand l’homme est un président, a toujours constitué le socle sur lequel se construisent les oppositions africaines. Bédié comme Gbagbo ne sont pas étrangers à cette tradition.
A 86 ans, le premier fait figure de vieux briscard de la politique ivoirienne. Toutefois, l’acharnement et la soif de pouvoir de l’ancien président ne sont pas sans rappeler les travers des grands dictateurs africains, parfois grabataires, soucieux de garder la main jusqu’aux dépens de la population. En Algérie, les péripéties d’un certain Bouteflika ont démontré la courtesse de vue d’une telle hybris.
Quant à Laurent Gbagbo, confiné à la Haye, la nouvelle donne a laissé ce dernier face à une douloureuse alternative : se retirer, ce qui ouvrirait la voie à une querelle interne au sein de son parti, ou se maintenir, quitte à raviver les douloureuses scories de la crise post-électorale de 2010.
Car Gbagbo a besoin d’« ADO » pour assurer sa cohérence politique. En l’absence de son éternel rival qui, selon sa rhétorique politique, l’aurait spolié de sa victoire démocratique en 2011, l’ancien président se retrouve à court de figures à diaboliser. Ce dernier le sait : c’est la raison pour laquelle, depuis quelques mois, sa stratégie politique a évolué, d’une rhétorique de la revanche à un discours populiste, sinon complotiste. Ainsi a-t-il fustigé la déclaration d’Alassane Ouattara, dénonçant “une génération de technocrates imposées au début par les bailleurs de fonds”. Cette habituel procès en Françafrique est la seule pirouette qui reste au “boulanger d’Abidjan”, figure jadis incontestée, aujourd’hui débordée au sein même de son parti.
Dépasser les tensions, sauver la démocratie
Le FPI (le Front Populaire Ivoirien) n’est plus, en effet, le mouvement uni (et clandestin) des débuts : ses caciques ont évolué, parfois dans des directions opposées, jusqu’à l’irréconciliable. Aujourd’hui, il y a d’un côté, une branche dirigée par Pascal Affi N’Guessan et une autre par Assoa Adou. Un autre éléphant du parti, Docteur Mamadou Koulibaly, a déjà quitté le navire en créant son propre parti politique, Lider. Si la réunification du FPI est à l’ordre du jour depuis des mois, elle semble dans les faits à l’arrêt. Au sein de cette délicate équation, Laurent Gbagbo est un obstacle, ou pire, un frein à une clarification dont le FPI aurait bien besoin. Ceci faisant, loin de servir la Côte d’Ivoire, Gbagbo semble sacrifier, au sein même de son parti, le renouvellement de la classe politique ivoirienne sur l’autel de ses ambitions.
Sur ce point, Alassane Ouattara ne s’était pas trompé de diagnostic : la Côte d’Ivoire étouffe de ses anciens présidents arc-boutés sur leurs désirs de renouer avec le pouvoir. « On est content qu’il laisse la place à la jeune génération. (…) Je suis fier de mon président, même si je ne suis pas un de ses partisans. Je suis fier qu’on fasse confiance à la jeunesse », commentait au Monde Afrique Daouda Bakayoko, élève-maître au Cafop (équivalent de l’Ecole normale) de Yamoussoukro.
Bédié et Gbagbo sauront-ils entendre cet appel et comprendre, enfin, que l’ère des grands fauves ivoiriens est terminée ?