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TikTok, ou la géopolitique des applis

TikTok, le réseau social viral chez les adolescents et jeunes adultes, est dans la tourmente. Malgré ses 2 millions de téléchargements en 4 ans, qui en font le premier succès international de cette ampleur pour une application chinoise, il est menacé d’être banni de plusieurs pays, sur fond de guerre technologique entre les Etats-Unis et la Chine. Pour ses détracteurs, TikTok serait en effet un cheval de Troie servant les intérêts de Pékin – une accusation dont fait déjà l’objet le géant des télécoms Huawei. L’application est-elle réellement un mouchard qui sert la guerre économique ou les interdictions et boycotts sont-ils en réalité du protectionnisme économique déguisé ?

Le 29 juin 2020, le Président indien Narendra Modi a tranché cette délicate question avec la mesure qu’on lui connait, en interdisant purement et simplement TikTok sur son territoire. Un coup dur pour l’application, l’Inde étant son premier marché avec pas moins de 118 millions d’utilisateurs. Cette décision s’inscrit dans un programme d’interdiction plus large, visant une soixantaine d’applications mobiles chinoises accusées de voler des données personnelles et de les envoyer à Pékin. Le 31 juillet dernier, le Président américain Donald Trump, en difficulté dans sa campagne de réélection, a emboité le pas à Modi, annonçant vouloir interdire le réseau aux Etats-Unis

Un procès partial ?

Après une sortie remarquée, Trump a finalement été contraint de faire marche arrière – partiellement seulement – en demandant que les activités du groupe sur le sol américain soient rachetées afin de protéger les données de ses citoyens. Il s’agit tout de même d’une conséquente déconvenue pour l’entreprise, car si le pays ne comptabilise que 10% de ses usagers, ces derniers génèrent 56% de ses revenus du fait de leur temps d’utilisation élevé. Là aussi, le réseau social est accusé de servir les intérêts de Pékin. Pour ne rien arranger, les services diplomatiques américaines ont ouvertement fait pression sur leurs alliés afin de les inciter à interdire eux aussi l’application. Une ligne diplomatique qui leur a valu d’être accusés de vouloir favoriser leurs propres réseaux sociaux.

La décision américaine a également fait l’objet de critiques pour opportunisme politique. Trump, très en retard dans les sondages, cherche à tirer deux avantages de cette interdiction : d’abord il surfe sur le sentiment antichinois croissant aux Etats-Unis, mais il censure également une partie de ces critiques, très actifs sur TikTok. « Aux Etats-Unis, TikTok est devenu un immense forum politique où cette génération s’organise et échange des « posts » sur l’écologie, sur le racisme ou contre les violences policières. Donc, en interdisant TikTok – et 49 autres applis d’origine chinoise – Donald Trump interdit un puissant outil d’information contre lui » notait justement l’éditorialiste Anthony Bellanger sur France Inter il y a quelques jours.

En outre, ByteDance, la maison mère de TikTok, n’a pas bénéficié d’aide du gouvernement chinois contrairement à Huawei, récemment accusée elle aussi d’espionnage. Et s’il est établi que TikTok usurpe des données des autres applications avec lesquelles elle interagit et sur les appareils des utilisateurs, il en est de même avec les autres réseaux sociaux – principalement américains. Autrement dit, en accusant les entreprises chinoises d’espionnage, les américains oublient que leurs propres GAFAM font exactement la même chose. « Ce n’est pas spécifique à TikTok et toutes vos applications préférées (Instagram, Facebook, Snapchat…) font la même chose », rappelle ainsi le chercheur français en cybersécurité Baptiste Robert. L’hôpital serait donc en train de se foutre de la charité.

Un algorithme problématique

Il peut sembler risible de considérer qu’une application où se partagent principalement des vidéos de karaoké ou de chorégraphies constitue une menace pour la démocratie. Mais le sujet est plus complexe qu’il n’y parait. L’algorithme utilisé par TikTok est en effet assez opaque. Il est conçu pour apprendre les goûts des utilisateurs et pour les orienter vers des contenus appropriés sans choix actifs de leur part. Mais ce système n’est pas sans reproches. Il a par exemple servi de couverture à une censure malicieuse qui s’aligne étrangement sur l’idéologie du Parti communiste chinois (PCC). L’application a ainsi été contrainte de changer de politique après avoir volontairement limité la diffusion de vidéos de militants LGBTQ, de personnes en surpoids ou handicapées.

ByteDance a expliqué avoir fait ce choix « pour les protéger contre le cyberharcèlement ». Un argument qui laisse dubitatif. En outre, le groupe a été taclé pour l’absence de partage des contenus relatifs à la protestation prodémocratie à Hongkong ou pour un inquiétant « bug » qui a effacé les vidéos traitant du mouvement #BlackLivesMatter. Des manquements flagrants qui renforcent la narrative selon laquelle TikTok serait une application « pas comme les autres » car elle vient d’un pays qui lui-même n’est pas comme les autres – le fameux rival systémique évoqué par la Commission européenne. Une lecture qui est – au moins partiellement – fondée, malgré les démentis de la société.

En effet, une loi sur le renseignement national datant de 2017 contraint toutes les entreprises présentes sur le sol à partager ses données avec le gouvernement, mêmes ces informations qui ne sont pas détenues sur son territoire. Un texte qui justifie bien des inquiétudes. Cependant, il faut également envisager que le fait de systématiquement traiter la technologie chinoise avec suspicion relève d’un certain racisme. Ce sentiment, très présent aux Etats-Unis, est instrumentalisé dans le rapport de force avec Pékin. De plus, le fait de fait de construire un « firewall » pour se protéger des entreprises chinoises revient à répliquer le système de censure mis en place par le PCC – le rival systémique qu’on critique justement pour son manque d’ouverture.

Charybde ou Scylla       

Mais le principal reproche adressé à Washington après cette annonce est de vouloir défendre l’hégémonie américaine en matière de réseaux sociaux dans le cadre de la guerre commerciale qui l’oppose à la Chine. Une critique renforcée par l’évolution des demandes adressées par la Maison blanche à TikTok – après l’interdiction, le rachat. La sortie clairement électoraliste de Trump a en effet provoqué la consternation du géant Microsoft, qui a confirmé dans un communiqué être en pleines négociations pour racheter Tiktok « sous réserve d’un examen complet de la sécurité de l’application ». L’interdiction a suspendu ces discussions.

Le projet vise les activités du réseau social aux Etats-Unis, au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Quatre pays qui, avec le Royaume-Uni, forment l’alliance dite des « Five Eyes » (« cinq yeux ») pour une coopération des services de renseignement. « Microsoft veillerait à ce que toutes les données privées des utilisateurs américains de TikTok soient transférées aux Etats-Unis et y restent. Dans la mesure où ces données sont actuellement stockées ou sauvegardées en dehors des Etats-Unis, Microsoft veillerait à ce que ces données soient supprimées des serveurs situés en dehors du pays après leur transfert » assure le géant. L’idée est donc bien d’américaniser TikTok.

Il est fort à parier que dans un second temps les Etats-Unis essayent de convaincre leurs alliés américains à les rejoindre sous le parapluie Microsoft. Mais là encore, le traitement des données personnelles aux Etats-Unis est loin d’être satisfaisant. Aussi, la solution n’est pas de transférer ces dernières vers un autre pays, avec le même risque de siphonage. Ces enjeux de transparence ne peuvent être réglés que par des règlements internationaux sur l’utilisation et le stockage des données, mais aussi la transparence des algorithme utilisés, qui s’appliqueraient à toutes les entreprises, qu’elle que soit leur pays d’origine.

Cela imposerait des règles communes pour tous les utilisateurs, et évacuerait la question du protectionnisme déguisé et de la guerre économique. Mais cette solution n’est viable que si les nations jouent le jeu du multilatéralisme, ce que la Chine semble réticente à faire de bonne foi, alors que l’administration Trump s’évertue à faire exactement et systématiquement le contraire.

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