Site icon La Revue Internationale

Montée de fièvre avant le changement de doctrine au Moyen-Orient

Mohsen Fakhrizadeh, l’homme clé du programme nucléaire iranien, a été abattu en pleine rue vendredi, près de la capitale Téhéran. Blessé par balles alors qu’il circulait en voiture, il a fini par décéder dans un hôpital voisin. Le chercheur dirigé des recherches destinées à doter la République islamique de l’arme atomique dans le cadre du plan AMAD, abandonné en 2003. D’après Benjamin Hautecouverture, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, « la question est de savoir si, depuis, il a continué à diriger un programme clandestin ou si ses recherches nucléaires sont devenues strictement civiles. »

D’après Israël, l’homme continuait ces recherches clandestinement pour le compte du ministère iranien de la Défense malgré ses engagements. Aussi, le commandant Hossein Dehghan, conseiller militaire de l’ayatollah Ali Khamenei, a immédiatement imputé le meurtre aux services secrets israéliens. Le chef de la diplomatie iranienne, Mohammad Javad Zarif, a pour sa part fait état sur Twitter d’« indications sérieuses d’un rôle israélien ». « Tout le monde dans la région se souvient que Benyamin Netanyahou, en 2018, avait désigné ce scientifique lors d’une conférence de presse, et avait ajouté : ‘retenez bien son nom’ » rappelait ainsi l’éditorialiste Pierre Haski sur France Inter.

Cette fusillade survient cinq mois après l’explosion au complexe nucléaire de Natanz – un nouveau désaveu sécuritaire pour l’Iran. Si elle a donné lieu aux habituelles sorties fortes en gueule du régime, elle place le pays dans un position délicate, en particulier son Président, Hassan Rohani, à quelques mois d’une nouvelle élection. Mais malgré la pression des durs du régime iranien et un appel unanimement signé par les députés iraniens, il est fort à parier que Téhéran décide – au moins pour un temps – de ne pas donner suite à cette nouvelle attaque. Une riposte risquerait en effet de braquer les Etats-Unis ce qui empêcherait durablement toute action diplomatique entre les deux pays, alors même que Téhéran, économiquement exsangue, espère une levée des sanctions américaines.

Terre brûlée ou course contre la montre ?

Derrière cette tentative de déstabilisation, beaucoup voient la patte de Benyamin Netanyahu, Premier ministre israélien, bientôt orphelin de Trump – on se souvient de sa réponse embarrassée lorsqu’en pleine campagne, Trump lui demandait « si Sleepy Joe aurait pu obtenir un accord [avec le Soudan] ». L’élection de Joe Biden, revirement de fortune après une administration américaine aux petits soins, fait en effet peser l’ombre d’un retour de Washington dans l’accord nucléaire iranien. Et ce d’autant qu’Anthony Blinken, le futur Secrétaire d’État de l’administration de Joe Biden, était un des négociateurs du premier accord, déchiré par Trump peu après son arrivée à la Maison blanche. L’accord qualifié d’inacceptable par Netanyahu pourrait donc faire son grand retour.

Pour Robert Malley, conseiller sur l’Iran de Barack Obama, ces actions témoignent bien d’une volonté de sabotage diplomatique – sans doute menée avec la bénédiction de Donald Trump qui s’emploie à la politique de la terre brûlée sur ce dossier. « Un objectif consiste simplement à infliger le plus de dégâts possibles à l’économie de l’Iran et à son programme nucléaire ; un autre pourrait être de compliquer la capacité du président Biden à relancer la diplomatie et l’accord nucléaire », note-t-il. « L’Iran est une obsession israélienne, quand Netanyahu se met à en parler, il en devient pavlovien, on sent qu’il se passe un truc dans la tête du bonhomme. Mais le pire, c’est qu’il croit à fond à son narratif », expliquait récemment un diplomate européen proche du dossier.

Cette gradation sans précédent des hostilités pourrait toutefois indiquer que quelque chose de taille a changé. Si certains pointent du doigt le changement de doctrine américaine à venir au Moyen-Orient, d’autres pensent qu’Israël considère que la menace est bien plus sérieuse. « Cela veut dire que les Iraniens auraient accumulé assez d’uranium faiblement enrichi pour constituer une base leur permettant de progresser rapidement vers la production d’une première ogive nucléaire », estime Benjamin Hautecouverture. « Selon les Israéliens, le “breakout time” – le temps nécessaire à l’Iran pour accumuler assez de matière fissile pour une charge – serait désormais de 2,5 à 5 mois. Dans ce cas de figure, on serait entré, selon eux, dans une course contre la montre ».

Vers un nouvel équilibre régional

Si Israël dispose d’un outil répressif redoutable, le pays ne néglige pas la diplomatie pour autant. En atteste le travail de patience du chef des renseignements, Yossi Cohen, qui aurait obtenu la signature d’accords avec les Emirats arabes unis et le Bahreïn en octobre dernier – jusqu’alors seules l’Egypte (1978) et la Jordanie (1994) reconnaissaient officiellement Israël. Ce dernier collabore étroitement avec un Netanyahu politiquement très isolé. Le Premier ministre ne cache pas sa confiance toute relative en ses ministres des Affaires étrangères et de la Défense, qu’il n’a même pas estimé bon de tenir au courant des accords d’octobre avant leur signature. Rappelons qu’il doit son maintient au pouvoir à une coalition in extremis avec les centristes, après un interminable blocage politique.

Dans le même temps, Israël a entrepris de se rapprocher d’un autre ennemi héréditaire de l’Iran : l’Arabie saoudite. Le 22 novembre, le premier ministre israélien s’est rendu pour la première fois dans le pays pour une visite discrète. Les autorités saoudiennes nient qu’il ait rencontré le prince héritier Mohammed Ben Salmane, et tout indique qu’elles ne sont pas pour l’instant prêtes à reconnaître officiellement Israël à l’instar de leurs voisins. La déconvenue est toutefois toute relative, quand on sait que les deux pays s’adressaient à peine la parole et qu’ils coopèrent de plus en plus derrière la scène. « Il y a quelques années, les Saoudiens avaient accordé aux Israéliens l’utilisation potentielle d’une de leurs bases aériennes, au cas où ils se décideraient à frapper l’Iran », notait à ce propos Eric Denécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement.

Pour autant, la situation pourrait bien se compliquer aussi sur le plan diplomatique pour l’Etat hébreu. Le quotidien israélien Yediot Aharonot a révélé un récent deal tripartisan autorisant la vente d’avions F35 américains aux Émirats. Or, la loi américaine garantit en principe qu’Israël est le seul pays du Moyen-Orient à bénéficier de son matériel militaire de pointe. Trump avait son annoncé intention de vendre ses onéreux systèmes d’armement dans la région en déclarant que les E.A.U. « ont de l’argent et aimeraient bien commander quelques F35 qui sont les meilleurs avions de combat du monde ». La voie est désormais libre. Pour le professeur Nahum Shiloh, de l’Université de Tel Aviv « c’est un problème car Israël va perdre le monopole des F35 et son avantage technologique (…) Une fois que les E.A.U auront leurs F35, l’Arabie Saoudite voudra les siens, puis l’Egypte et d’autres pays encore. »

Quitter la version mobile