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Derrière la « sofagate », le problème d’une UE qui fait chambre à part

C’était la semaine dernière. Après une rencontre entre les dirigeants européens (Charles Michel et Ursula von der Leyen) et le Président turc Recep Tayyip Erdogan, visant à amorcer la détente entre Bruxelles et Ankara, les trois représentants se sont dirigés vers un salon pour continuer leurs échanges devant les caméras. Il se sont rendus dans salon du palais présidentiel où ne se trouvaient que deux chaises, contraignant la présidente de la commission européenne, celle qui affirmait vouloir être à la tête d’« une commission géopolitique » à aller s’asseoir sur le sofa un peu plus loin.

Hasard malheureux du calendrier, la Turquie vient justement de sortir de la convention de lutte contre les violences faites aux femmes – un des sujets que devaient évoquer les dirigeants de l’UE lors de la rencontre. L’affaire fait jaser – elle a même son petit nom : le « Sofagate ». Et si le sujet peut prêter à rire, il a provoqué l’indignation de nombreux dirigeants européens, remettant en cause la désescalade amorcée par les deux voisins fâchés, et souligne cruellement les dysfonctionnent d’une Union européenne qui se cherche encore.

Un témoignage d’amateurisme diplomatique

La réaction immédiate au sein du bloc était l’indignation – et ce d’autant que Bruxelles s’apprêtait à sortir le chéquier pour venir en aide à une Turquie exsangue, et s’attendait aux égards de son hôte. On apprend aujourd’hui qu’Ankara aurait scrupuleusement suivi le protocole, et que la faute serait européenne. Un argument certes recevable, mais témoignant du peu de bienveillance qu’à le Président turc pour ses hôtes. Et ce d’autant que lorsqu’il avait reçu pour un sommet similaire les prédécesseurs des deux dirigeants européens – à l’époque Donald Tusk et Jean-Claude Juncker, deux hommes, donc – il y avait bien trois chaises dans le même salon.

Pour ne rien arranger, la réaction du Président du conseil, Charles Michel, n’a pas non plus brillé par sa compassion – il a fait comme si de rien n’était, bien qu’il ait vu que sa collègue était incontestablement embarrassée. Pas une remarque, pas un geste galant, pas une main tendue. C’était une petite victoire du Conseil sur la Commission. Accusé d’insensibilité il se défend : « Sur le moment, tout en percevant le caractère regrettable de la situation, nous avons choisi de ne pas l’aggraver par un incident public et de privilégier en ce début de rencontre la substance de la discussion politique que nous allions entamer ».

Inutile de dire que l’UE n’en sort pas grandie. Petits égos, amateurisme, organisation opaque et inutilement complexe, tout est là. Cet épisode montre avant tout la « nécessité pour l’UE d’articuler plus clairement les dimensions interne et externe de son action », a justement noté Éric Maurice, directeur du bureau bruxellois de la Fondation Robert-Schuman. Pour ce dernier, l’incident montre les limites de la « complémentarité institutionnelle » – des limites déjà pointées du doigt par Henry Kissinger il y a 50 ans, qui demandait s’il y avait un numéro de téléphone à appeler pour parler géopolitique avec l’UE. Malgré de beaux discours, la situation n’a pas bougé d’un iota.

Le canapé qui cache la forêt

L’affaire est d’autant plus cruelle qu’elle fait écho à un autre couac diplomatique européen, lorsque le haut représentant pour la politique étrangère, Josep Borrel, était tombé dans un piège tendu par son homologue russe Sergueï Lavrov. Ce dernier avait annoncé en pleine conférence de presse commune l’expulsion de diplomates européens du sol russe. Camouflet s’il en est pour le diplomate espagnol, qui n’avait pas connaissance de l’affaire, et n’a su comment réagir à cette annonce impromptue. La brutalité de la procédure aurait pu pousser l’UE à muscler son jeu. Il n’en est visiblement rien.

La situation a fait réagir Pierre Haski sur France Inter : « Le fait que la scène ait cette fois été filmée et massivement relayée sur les réseaux sociaux lui donne assurément un sens et un poids supérieurs à sa portée réelle. Mais dans les relations internationales, les symboles ont leur importance, et celui d’Ankara est particulièrement dommageable (…) aussi bien sur l’égalité homme-femme que dans la manière dont l’Europe s’est retrouvée en situation de faiblesse alors qu’elle était venue pour tenter de rétablir un rapport de force. »

Les sujets nécessitant une mise au point sont nombreux : l’accord de 2016 sur l’immigration, les ressources gazières en Méditerranée, l’OTAN, la Syrie, la Libye, les droits de l’Homme… Et Ankara est justement dans une position inconfortable, du fait notamment d’une gestion économique désastreuse et de l’élection de Joe Biden, bien moins passif à son égard que ne l’a été Donald Trump. Alors même que l’Europe se dit prête à jouer un vrai rôle géopolitique, et alors que l’autoritarisme croissant d’un Erdogan acculé inquiète (en atteste la nouvelle vague d’arrestations parmi des amiraux turcs à la retraite), nos dirigeants se prennent une nouvelle fois les pieds dans le tapis. Et on parle de canapé…

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