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Les migrants, une nouvelle arme diplomatique

L’arme migratoire refait la « une ». Cette fois, ce sont les voies d’accès par les territoires de Ceuta et Melilla qui sont en cause. Ces deux enclaves se situent sue le continent africain, mais appartiennent à l’Espagne. Autrement dit, ils font partie de l’Espace Schengen sur la côte du royaume chérifien. Ils sont toutefois régis par des règles spécifiques, les contrôles sont par exemple abolis entre le Maroc et ces deux territoires, et exceptionnellement rétablis entre ces derniers et l’Espagne – ou tout autre pays européen. L’arrivée à Ceuta de près de 8000 migrants – en très grande majorité des Marocains – depuis lundi dernier a provoqué heurts à la frontière et échanges d’amabilités entre Madrid et Rabbat. La ministre de la défense espagnole, Margarita Robles a parlé « d’agression ».

Depuis, la moitié des 8 000 migrants ont été contraintes de rebrousser et de retraverser la frontière. Ce renvoi massif est assez inhabituel. Madrid évoque notamment les contraintes liées à la pandémie rendant impossible l’accueil de ces migrants arrivés en très grand nombre. « Les personnes arrêtées par la Guardia civil (…) sont soit renvoyés vers le Maroc, soit transférés vers le territoire espagnol, sachant que ce centre a une capacité réduite depuis l’année dernière pour des raisons sanitaires, et qu’il c’est très compliqué d’obtenir ce transfert vers le reste du territoire espagnol », explique Nora El Qadim, Chercheuse au CRESPPA spécialiste des questions de migrations et de frontières. Mais cette fois, on sent bien que la réponse espagnole est aussi diplomatique.

Une instrumentalisation diplomatique des migrants

« Le contexte général dans lequel se produisent ces évènements, c’est celui de l’externalisation, des contrôles migratoires des pays européens vers les pays voisins – et de plus en plus lointains – depuis la fin des années 90 », note la chercheuse. Aussi, pour les pays chargés de ces contrôles, il est devenu aisé de faire pression sur l’UE en utilisant les migrants comme une arme diplomatique. Le Maroc n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai. « En Août 2014, en deux jours, 1 300 migrants débarquent en barcasses sur les plages de Cadix. (…) En cause : des déclarations intempestives d’un responsable de Ceuta. Il a été immédiatement destitué par l’Espagne », rappelle ainsi Jean-Marc Four sur France Inter.

« Plus récemment, en novembre de l’année dernière, 2 300 migrants arrivent en deux jours aux îles Canaries. Cette fois-ci, c’est parce que le Maroc veut délimiter ses zones de pêche avec l’archipel espagnol. » La semaine dernière, c’est la question de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental qui a mis le feu aux poudres. Le Maroc cherche à faire plier Madrid, qui a accepté de soigner sous une fausse identité Brahim Ghali, chef du Front Polisario qui réclame l’indépendance de ce territoire. Mais ce nouveau bras de fer est aussi l’occasion pour le royaume chérifien de peser sur les dossiers en cours, comme la négociation d’accords agricoles, et de ressortir de vieilles doléances, comme le fait que le pays n’a jamais reconnu la souveraineté espagnole sur Ceuta.

Une fois le message passé, Rabbat a pris soin de renvoyer la part de migrants subsahariens loin de ses frontières avec l’Espagne. « Il est possible que les autorités aient voulu éloigner les migrants subsahariens pour que l’on ne confonde pas le coup de pression du Maroc sur l’Espagne et la dimension migratoire », analyse ainsi le sociologue Mehdi Alioua, spécialiste des migrations. « Des Marocains qui entrent provisoirement dans une ville voisine, c’est une chose. Mais laisser des migrants subsahariens entrer en Europe poserait de graves problèmes. » Il s’agissait donc probablement de menacer par le laisser-faire, mais pas d’organiser le passage d’illégaux étrangers, ce qui aurait pour courroucer Bruxelles.

Les failles de la politique européenne de contrôle de la migration

Le fait d’instrumentalisés des flux humains à des fins politiques peut sembler cynique, mais le Maroc ne fait qu’imiter les autres pays chargés du contrôle des frontières européennes. Pour rappel, en 2016 la Turquie avait par exemple obtenu 6 milliards d’euros de l’UE pour exercer ce tels contrôles. La Lybie a elle-même perçu, plus de 350 millions d’euros en 2015 pour gérer la question des migrants traversant son territoire pour se rendre en Italie. Le Maroc, lui, ne perçoit que 350 millions en 6 ans, dont une part a été payée directement par l’Espagne, faute de solidarité européenne. Et ce alors que ce travail de police des frontières européennes lui a coûté 3,5 milliards d’euros sur la même période.

Le cynisme se retrouve aussi côté européen. On le voit dans la négociation à la baisse sur le dos de vies humaines. On le voit aussi avec le manque de solidarité global envers les pays d’arrivée des autres Etats membres. En outre, c’est bien l’obsession migratoire de l’Europe qui l’amène à prêter le flanc et incite ce triste marchandage. « Le fait que la migration devient aussi une arme, est possible uniquement parce que ce sujet est central dans les politiques extérieures européennes, alors même que les migrations irrégulières sont liées en grande partie à la fermeture des voies légales depuis les années 80 et surtout 90 avec la mise en place de nouveau visas » rappelle justement Nora El Qadim.

La Question de l’accueil et de ses critères est clivante. Elle doit faire l’objet d’un débat ouvert et éclairé en Europe, de sorte à ne plus se contenter de ne soigner que les symptômes – sans grande efficacité qui plus est. Lee choix de la réponse européenne aux flux de migrants – qui ne pourront qu’augmenter du fait de la pression climatique croissante et la crise économique mondiale qui se profile du fait de l’épidémie de Covid-19 – reste inconnue. Mais il y a bien une certitude : le seul moyen de réduire ces déplacements est d’en traiter les causes – les pertes de terres arables, l’absence d’opportunités professionnelles, la pauvreté, les inégalités sociales et la répression politique.

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