Site icon La Revue Internationale

Afghanistan : histoire d’une longue débâcle

Tout avait pourtant si bien commencé. La victoire militaire américaine en Afghanistan a été facile, avec un soutien unanime de la communauté internationale. D’un seul geste, Washington avait mis en déroute les talibans, renforcé sa présence régionale et forgé une série de nouveaux partenariats en matière de sécurité. Pourtant, au vu du fiasco du désengagement américain, tous ces efforts semblent rétrospectivement avoir été faits pour rien. Et des efforts, en plus de 18 ans de guerre, il y en a eu : 2 300 militaires américains ont perdu la vie et plus de 20 000 autres ont été blessés, au moins un demi-million d’Afghans ont été tués ou blessés. Au total, Washington aura dépensé 2 mille milliards de dollars, auxquels il faut ajouter 83 milliards d’équipements militaires livré au gouvernement afghan – aujourd’hui très largement aux mains des talibans.

En avril, Joe Biden a annoncé que les États-Unis retireraient leurs troupes restantes d’Afghanistan avant le 20e anniversaire du 11 septembre. Il ne faut pas se tromper : comme il l’a rappelé en pleine débâcle, l’idée a toujours été de se retirer un jour, mais force est de constater qu’il n’y avait pas de feuille de route pour y parvenir. La guerre d’Afghanistan aura donc été un long enlisement par manque de vision. Washington est arrivée pleine d’idées reçues sur l’Afghanistan et de préconceptions sur cette la guerre. Ces dernières l’ont empêché de saisir les opportunités qui n’y correspondaient pas à mesure que la situation tournait mal.

La situation était la meilleure entre 2001 et 2005. Les talibans étaient en déroute, le soutien populaire au nouveau gouvernement afghan était relativement élevé, tout comme la tolérance d’une présence étrangère sur le sol afghan. Mais cette situation s’est dégradée au fil des années, à renfort de contrôles intempestifs, de bavures et d’une démonstration de plus en plus apparente du désintérêt de Washington pour l’avenir du pays. La première erreur des Etats-Unis aura été la décision de l’administration Bush d’exclure les talibans du règlement politique de l’après-invasion alors que ces derniers tentaient de négocier un accord de paix. La seconde aura été cette guerre d’Irak, débutée en 2004, qui a sensiblement réduit les chances de succès de la mission onusienne an Afghanistan et a durablement terni l’image de l’occident.

Une guerre hors sol

Fin 2019, le Washington Post a publié « The Afghanistan Papers », une collection de documents du gouvernement américain et d’entretiens menés par l’inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan. De nombreux responsables américains y concédaient qu’ils considéraient cette guerre comme ingagnable. Pourtant, le son de cloche de l’Etat majors américain, et celui de la Maison blanche, présidence après présidence, était celui d’une victoire imminente. Et pourtant le pays est tombé aux mains des talibans avant même que les forces armées n’aient fini leur évacuation. Une humiliation impossible à prévoir en écoutant la communication tonitruante de Washington. Aussi, pour un grand nombre d’américains, la surprise a été amère.

Tous les signaux étaient là, à commencer par la corruption généralisée qui a créé un ressenti très fort à l’égard du régime afghan et de Washington qui le soutenait. De plus, les seigneurs de la guerre dont les États-Unis se servaient pour maintenir leur maitrise des régions qui échappaient au contrôle du gouvernement, étaient eux-mêmes corrompus et traitaient mal la population, attisant encore davantage la défiance. Une défiance dont les talibans ont su se servir adroitement pour récupérer un soutien populaire important, qui leur assurait une assise solide une fois revenus à la tête du pays.

A cela il faut ajouter un facteur culturel décisif : la mentalité résistance à l’occupation étrangère profondément enracinée dans l’identité culturelle afghane. Il s’agit d’une constante dans l’histoire du pays, constamment envahi mais jamais pacifié. Le gouvernement afghan, entaché par sa dépendance à des occupants étrangers, ne pouvait pas inspirer la même dévotion que de talibans qui ont su se présenter comme des résistants et des libérateurs – alors qu’ils opprimaient la population afghane vingt ans plus tôt. Cela a créé une véritable asymétrie de l’engagement entre les deux camps. « Les guerres de contre-insurrection sont toutes perdues », commentait à ce propos fort justement le géopolitologue et fondateur de l’IRIS Pascal Boniface. « Très rapidement les armées de libération devient des armées d’occupation, surtout si elles ont un comportement de non-fraternisation et de non- mélange avec les populations locales ».

En 2015, une enquête menée par l’Institut afghan d’études stratégiques auprès de 1 657 policiers dans 11 provinces a révélé que seuls 11 % avaient rejoint les forces armées spécifiquement pour lutter contre les talibans. La plupart y disaient s’être engagés pour gagner un salaire, une motivation qui ne pousse pas à se battre, encore moins à mourir pour protéger un régime faible et corrompu. Un enthousiasme similaire se retrouvait dans les rangs de l’armée afghane. Aussi, quand est arrivé le moment de combattre, cette dernière, plus nombreuse et mieux armée, a très largement préféré déposer les armes.

L’ingérence pakistanaise

Un autre angle mort a pénalisé des années durant le commandement américain. Le soutien du Pakistan, pourtant considéré comme un partenaire fiable par Washington, aux talibans en déroute. Ce sont bien les autorités pakistanaises qui leur a permis de se réorganiser et de revenir en force à la fin des années 2000. Les principaux talibans, qui ont fui à travers la frontière ont fondé dans ce pays un conseil de direction connu sous le nom de Quetta Shura. Pour le président afghan en fuite, Ashraf Ghani, Islamabad « est le véritable instigateur de la violence » dans son pays. Un avis partagé par l’Etat major américain, qui estime aujourd’hui que « les talibans n’auraient jamais pu renaître sans l’aide des services secrets militaires pakistanais, l’ISI (InterServices Intelligence) ».

Le diplomate américain Richard Holbrooke, envoyé spécial en Afghanistan et au Pakistan, avait même affirmé : « Nous combattons peut-être le mauvais ennemi dans le mauvais pays ». Le premier indice de ce double jeu a été le raid des forces d’opérations spéciales américaines pour tuer Ben Laden qui vivait en toute quiétude dans une semi-séclusion au Pakistan. La réaction du Premier ministre pakistanais Imran Khan à l’annonce de la reprise de Kaboul par les talibans a permis d’écarter les derniers doutes : ce dernier l’a ouvertement salué, estimant que les Afghans avaient « brisé les chaînes de l’esclavage ».

Pourtant, après le 11-Septembre, Islamabad avait promis de soutenir l’intervention américaine. Mais la stratégie pakistanaise en Afghanistan a toujours été conditionnée par sa rivalité avec l’Inde. « Sous Ghani, l’Afghanistan était considéré comme particulièrement proche de l’Inde, et cela a bien sûr causé beaucoup de consternation, car toute la politique étrangère du Pakistan est façonnée par la peur d’être encerclé par l’Inde à l’est, et par un gouvernement afghan pro-indien à l’ouest et au nord », analyse ainsi Farzana Shaikh, spécialiste du Pakistan au Royal Institute of International Affairs de Londres (Chatham House). Et son prédécesseur n’était pas mieux vu à Islamabad, où l’on estimait que Karzai avait « aidé l’Inde à poignarder le Pakistan dans le dos » en permettant aux Tadjiks anti-pakistanais de jouer un rôle important dans le gouvernement et en favorisant les bonnes relations avec l’Inde.

Un aveuglement qui coûte cher

Mais l’échec américain ne peut être uniquement imputé aux manœuvres pakistanaises. Des leçons plus générales doivent être tirés pour les opération militaires occidentales en territoire étranger. La principale est qu’il est illusoire de penser qu’il serait possible d’effacer la composante d’un pays – ici, les talibans – et de réécrire son identité. C’est un nouvel exemple d’écher pour l’évangélisme occidental. La situation aurait été bien différente si Washington avait décidé de négocier en position de force, et ce qu’autant que la panique dans les villes conquises par les talibans montre bien qu’il n’y a pas un soutien général de la population à leur fondamentalisme. Mais la peur des représailles et le ras-le-bol après près de 20 années d’occupation et de conflit, a réduit la population à une forme de résignation du moindre mal.

Aujourd’hui, ce sont les Etats-Unis qui subissent l’agenda des talibans – ces derniers ont même menacé de « conséquences » si les États-Unis retardent leur départ, lundi. « C’est une ligne rouge. Le président Biden a annoncé que (les États-Unis) retireraient toutes leurs forces armées le 31 août. Donc s’ils prolongent (leur présence), cela signifie qu’ils prolongent l’occupation », a déclaré le porte-parole des talibans Suhail Shaheen. « Si les États-Unis ou le Royaume-Uni demandent plus de temps pour poursuivre les évacuations, la réponse est non. Ou il y aura des conséquences » a-t-il mis en garde. Le ton est donné. Et plus largement, la débâcle américaine laisse un vide en Asie centrale que la Chine et la Russie combleront avec enthousiasme.

Quitter la version mobile