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Ce que révèle l’affaire des sous-marins australiens sur les relations entre la France et ses alliés

Jean-Yves le Drian

L’Australie a, apparemment sans préavis, mis un terme au contrat de 56 milliards d’euros signé en 2016 avec la France pour la fourniture de 12 sous-marins militaires. Cambera ne versera en définitive que 250 millions d’euros de compensations financières pour la rupture de son contrat avec Naval group – autant le dire, on est loin du compte. Le revirement de cet allié, qui a mené des négociations parallèles avec Washington en catimini a causé une vague d’indignation à Paris, où on estime avoir été trompés par l’Australie et doublés par les États-Unis. Le gouvernement français n’a en effet été prévenu que quelques heures avant l’annonce du nouveau contrat.

Pour la première fois de son histoire, la France a rappelé, vendredi 17 septembre, ses ambassadeurs aux États-Unis et en Australie. Il s’agit d’une acte politique lourd, dont on trouve la mesure dans les déclarations du ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian : « mensonge », « duplicité », « rupture majeure de confiance », « mépris » …  Il y a une « véritable sensation de trahison » note Peter Ricketts, ancien ambassadeur du Royaume-Uni en France. La raison invoquée par l’Australie est la constitution d’un nouveau pacte stratégique anglophone du nom d’Aukus (acronyme réunissant Australie, Royaume-Uni, Etats-Unis) visant notamment à lutter contre l’influence de la Chine dans l’Indopacifique.

Dans le cadre de ce nouvel engagement, les liens entre les trois pays ont été sensiblement renforcés, en particulier pour les transferts de technologie. Un de ses transferts concerne les réacteurs de propulsion nucléaires, qui auront fait changer d’avis le gouvernement australien. Ce dernier, confronté à une montée de tensions avec la Chine depuis 2018 (sanctions commerciales, expulsion des journalistes australiens de Chine, menaces directes de Pékin et répétées, rejet de l’opérateur de téléphonie Huawei…) a trouvé bon de réaffirmer son lien avec Washington. Ce faisant, il a répondu aux appels de pied des Etats-Unis, qui dans ce contexte anxiogène, ont plus à donner que la France. « Pour sceller cette alliance, Washington procède à un geste dont seul le Royaume Uni a bénéficié par le passé », résume l’analyste Pierre Haski.

La France relayée du rang de dommage collatéral

Si la négociation du contrat avec la France était très avancée, ce dernier n’avait pas encore été finalisé. Aussi, les reproches viennent surtout du fait que les pourparlers avec Washington ont été gardés secrets. De plus, tout est allé très vite. La France s’est « laissée surprendre par une accélération du calendrier », estime Marc Finaud, consul à Sidney entre 2000 et 2004. Pour ce dernier, le revirement est d’autant plus rapide que les trois pays y avaient un intérêt réel et très actuel : « Les États-Unis, en plein travail interne pour renouveler leur doctrine nucléaire, ont soudain ressenti le besoin de restaurer leur image après la débâcle d’Afghanistan ; les Britanniques ont aussi voulu redorer leur blason de nation “globale”, après le Brexit ». L’Australie, pour sa part, avait peur.

Ces pays, trois alliés proches de la France, n’ont pas tant d’intérêts divergents que des priorités différentes. A y regarder de plus près, le choix de l’Australie est assez logique. « C’était en fait prévisible. Paris a un peu péché par naïveté et cécité en ne le voyant pas venir » souligne le journaliste Jean-Marc Four sur France Inter. La rupture du contrat avec la France n’aura été qu’un dommage collatéral d’une décision plus globale d’alignement dans une logique comparable à celle de la guerre froide.

Mais la colère française vient également du fait qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé. En début d’été, la Suisse avait également changé d’avis brusquement, préférant le chasseur F-35 américain à son concurrent français, le Rafale, à quelques encablures de la ligne d’arrivée. Paris, pour finaliser les négociations, avait même offert d’aider la Suisse, isolée sur la scène européenne après avoir unilatéralement annulé les négociations sur un nouveau partenariat avec la Commission. Une position qui a changé du tout au tout. Paris ne souhaite plus de contact bilatéral de haut niveau avec Berne jusqu’à l’été 2022. La mesure est d’autant plus sévère que la France assurera la présidence du Conseil et pour six mois à compter du 1er janvier prochain.

De même, une fois aux manettes, le gouvernement français aura beau jeu de savonner la planche des négociations commerciales en cours entre l’Union européenne et l’Australie. « Je ne vois pas comment on peut faire confiance au partenaire australien », a déjà averti le secrétaire d’État aux affaires européennes, Clément Beaune.

Quelles réponses à l’« America first »?

Outre l’orgueil blessé, la très vive réaction française semble attester d’une évolution dans le douleur de son positionnement stratégique, en particulier vis-à-vis de son allié américain. Après une brève période d’optimisme, Joe Biden promettant un retour du multilatéralisme, la messe est dite : on est encore bel et bien dans l’« America first ». La nouvelle n’en est pas vraiment une, comme le montrait le refus de donner suite à l’usage d’armes chimiques en Syrie en 2013 (sous Obama), le retrait unilatéral de l’accord nucléaire iranien, l’abandon des Kurdes (tous les deux sous Trump) ou encore l’évacuation de Kaboul, qui si elle avait été anticipée par les services de renseignement français, a mis ses autres alliés dans une situation très inconfortable. La nouvelle administration fait bien preuve de la même désinvolture, malgré ses belles paroles.

Paris espère désormais obtenir une forme de réparation de la part de Washington. « Emmanuel Macron va faire monter les enchères » confirme Michel Duclos, ancien ambassadeur français aux Etats-Unis, en poste lors de la dernière crise diplomatique survenue entre les deux pays, alors que Paris venait de refuser de soutenir l’invasion d’Irak. Son principal levier de pression avec Washington sera l’Otan. Le retrait français du commandement de l’alliance est désormais demandé par la droite, le RN, les communiste et les Insoumis.

Mais plus largement, une prise de distance est envisagée à l’Élysée pour tenter d’avancer sur l’épineuse question l’autonomie stratégique européenne. Le fait que le lien transatlantique soit malmené par Washington donne des arguments au partisans de ce projet. Force est toutefois de constater qu’il n’enchante pas autant les autres Etats membres – en particulier la Pologne, la République tchèque, les pays baltes, et dans une moindre mesure de l’Allemagne, qui ne souhaitent en aucun cas se passer du soutien Américain. « L’ironie de l’Histoire c’est que le groupe français Naval Group avait initialement décroché ce contrat après une bataille commercial contre un rival allemand, TKMS. Résultat de cette bataille entre Européens : victoire des États-Unis », s’amuse Jean-Marc Four.

Dans cette affaire, l’Europe est restée silencieuse. La France souhaite se servir de la crise pour regrouper ses partenaires autour d’elle, mais elle ne saurait se substituer seule à une voix commune européenne. « Ce qui n’est pas encore évident, c’est la volonté commune des Européens d’exercer leur souveraineté » s’interroge Pierre Haski. « L’alternative, c’est ce que le Royaume Uni vient de démontrer : il avait choisi le Brexit pour s’émanciper, mais vient de revenir dans le giron américain, tout ça pour ça ! ». L’exemple anglais semble donc éloquent pour illustrer le besoin d’un resserrement des liens stratégiques européens. Pour autant, il ne serait pas très habile de mettre dos à dos Washington et un hypothétique projet européen qui serait centré autour de Paris – seule puissance militaire européenne de premier plan. Prise dans ce dilemme, l’Australie n’a pas hésité bien longtemps.

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