Renversant tous les pronostics, Gabriel Boric a été élu président de la république du Chili avec près de 56% des suffrages
C’est l’ombre du général Augusto Pinochet qui recule. Renversant tous les pronostics, Gabriel Boric a été élu président de la république du Chili avec près de 56% des suffrages. Ce député de 35 ans est devenu le dirigeant le plus confortablement au Chili depuis le retour de la démocratie. Avec une participation historique de 55%, plus de 8 millions de chiliens ont plébiscité le nouveau dirigeant dans un second tour aux couteaux tirés. Cette importante mobilisation – par rapport aux habitudes de boycott qui ont caractérisé le pays ce dernières années – est d’autant plus notable que la mobilisation au premier tour était bien moindre. Elle porte la gauche revient donc au pouvoir en battant le candidat d’extrême droite Antonio Kast avec une avance de 10 points.
« Cette victoire très large est une surprise, certains sondages donnaient les deux candidats au coude-à-coude et, pour la première fois [depuis 1990], celui qui est arrivé en tête du premier tour [José Antonio Kast avec deux points d’avance], n’est pas élu président », souligne Marcela Rios, politiste au sein du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). « A en juger par la participation dans la région de Santiago, on peut supposer que les plus jeunes et les classes populaires se sont davantage mobilisés », explique-t-elle. « Le groupe le plus fort de Gabriel Boric est celui des moins de 30 ans, et José Antonio Kast, lui, fait mieux parmi les plus de 50 ans », estimait pour sa part Cristobal Huneeus, fondateur du média Decide Chile.
Une analyse complétée par la publication de la carte électorale du pays, qui montre que les villes se sont largement mobilisées pour le jeune candidat. Il a ainsi reçu plus de 60% des voix dans la capitale de Santiago de Chili ou à Valparaiso. Il a su mobiliser les quartiers de classe moyenne, timorés au départ devant ses prises de position perçues comme trop radicales contre le libéralisme économique à tombeau ouvert qui a marqué l’histoire politique et économique du pays. Mais il a également obtenu un large soutien dans les banlieues moins favorisées – et habituellement abstentionnistes – qui lui ont conféré un avantage déterminant.
Comment gouverner un pays polarisé ?
L’heure est donc à la gueule de bois pour Antonio Kast, arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle, le 21 novembre, avec près de 28 % des voix. En plus de la mobilisation suscitée par le placement politique de son rival, il est fort à parier qu’il ait également souffert de ses prises de position très clivantes sur des sujets de société et sa ligne politique ultralibérale, remise en cause par la jeunesse du pays. Pour autant, Kast dispose d’un socle politique important et sera en mesure de mener une opposition farouche à toutes les propositions de Boric. C’est en effet dans u pays très polarisé que s’est joué cette présidentielle, en particulier à l’heure où se joue la fin de l’héritage des années Pinochet (1973-1990) avec un changement constitutionnel, et donc un avenir à écrire.
Ce vote a également consacré, comme ailleurs dans le monde, un effacement des partis historiques (les démocrates-chrétiens à gauche et le centre droit). Mais là encore, leur présence reste considérable au Congrès, et former un gouvernement de majorité ne sera pas évident. Les socialistes ne font par exemple pas parti de sa coalition et le « Frente amplio » dont il est le leader est constellation de partis de gauche plutôt qu’une force politique unie. La tâche ne sera donc pas aisée, et ce d’autant que l’adoption d’une loi au Chili requiert la majorité des deux tiers. Par ailleurs, sa présidence va débuter dans un contexte économique et pandémique complexe, marqué par une hausse de l’inflation, des inégalités, et un taux de chômage autour de 9 %.
Boric est par ailleurs attaqué par la droite du fait de son alliance avec le Parti communiste – qui avait pourtant gouverné avec Michelle Bachelet et n’avais pas démérité démocratiquement contrairement aux inquiétudes qu’avait suscité cette alliance du fait de la longue tradition de gauche autoritaire en Amérique latine. Le futur dirigeant incarne pour sa part plutôt une gauche « progressiste », plus moderne – en attestent ses condamnations des violations des droits de l’homme à Cuba et au Venezuela. Sa promesse « d’instaurer un Etat providence » n’est en effet pas si radicale lorsqu’on la sort du contexte très particulier du Chili. Reste à savoir s’il prendra le risque d’organiser de nouvelles élections législatives pour surfer sur sa forte légitimité populaire et démocratique – renforcée par le soutien des anciens présidents de la gauche modérée, Ricardo Lagos, 83 ans, et Michelle Bachelet – au risque de braquer les élus du Sénat, indispensables à toute réforme.
« Le néo-libéralisme est né au Chili, et ce pays sera son tombeau »
Une des tâches majeures de ce gouvernement sera d’accompagner l’adoption d’une nouvelle constitution après que 78 % des Chiliens aient rejeté l’ancienne loi fondamentale lors d’un référendum en octobre 2020. Une décision portée par une population jeune (l’âge moyen au Chili est de 35 ans) très mobilisée – on se rappelle des mouvement sociaux massifs de 2019. Ce texte avait été mis en place par le dictateur Augusto Pinochet, et avait survécu plus de 30 ans après qu’il ait été écarté du pouvoir. Pour autant, le nouveau dirigeant s’est engagé à suivre une « politique des petits pas », et à négocier avec les autres forces vives du pays. Un choix de raison compte tenu du fait que sa majorité va le pousser à la modération et qu’il est déjà contraint par le vote d’un budget annuel d’austérité.
Mais il existe aussi des pressions sur sa gauche. Boric avait par exemple été considéré comme un traire quand il avait signé un appel à la paix sociale avec la droite en 2019, considéré comme un piège tendu pour tuer la contestation par nombre de manifestants. Pas évident, dans ce contexte de s’attaquer à la réforme d’une constitution qui « sanctuarise le modèle néolibéral », si central dans l’identité du pays, comme le rappelle Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et responsable du Programme Amérique latine. La première économie de la région a en effet été le laboratoire des néolibéraux héritiers de Milton Friedman, ce qui en a également fait un des pays les plus inégalitaires du continent : Selon un rapport du Programme des Nations unies pour le développement, 1 % de la population concentre 33 % des revenus de l’économie chilienne.
« Le néo-libéralisme est né au Chili, et ce pays sera son tombeau » a promis Gabriel Boric réagissant à son élection. Un page pourrait donc se tourner. « Le symbole est fort pour toute la gauche sud-américaine qui se cherche un modèle plus moderne après le naufrage du socialisme tropical et caudilliste vénézuélien et cubain. La responsabilité de Gabriel Boric est donc immense », conclut l’éditorialiste Jean-Marc Four. L’avenir dira si cette ambition progressiste portera ses fruits, et si tous les pays de la région suivent l’affaire, aucun ne le fait avec autant d’attention que le Brésil, qui joue une manche très similaire l’an prochain, dans la présidentielle qui oppose Jair Bolsonaro à Lula. Un succès de cette nouvelle ligne politique chilienne seraient effet de nature à rassurer les classes moyennes brésiliennes, encore assez peu encline à soutenir la gauche.