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La candidature de l’Ukraine à l’UE pourrait redéfinir les règles de l’Europe

La visite à Kiev d’Emmanuel Macron, d’Olaf Scholz, de Mario Draghi et du Président roumain Klaus Iohannis est tout sauf anodine. Rien à voir avec le « déplacement inutile de mangeurs de grenouilles, de saucisses et de spaghettis » décrit avec humour mais sans une once de clairvoyance par l’ancien dirigeant russe et proche de Vladimir Poutine, Dmitri Medvedev. Cette visite, a juste titre qualifiée d’ « historique », est en réalité le point de départ d’une évolution notable de l’échiquier politique régional. Les trois dirigeants de plus grande économies européennes, l’Allemagne la France et l’Italie, avec le Président Roumain qui représentait l’Europe de l’Est, allait en effet à Kiev pour entériner son statut officiel de candidate à l’adhésion à l’Union européenne.

Le Conseil européen réuni aujourd’hui à Bruxelles a, sans surprise, donné le feu vert à sa candidature – chose inimaginable avant le début de l’invasion russe. Ce faisant, le Président ukrainien Volodymyr Zelensky continue de monter le gain d’influence considérable que lui a permis de prendre sa réaction héroïque et sa communication millimétrée depuis le début de la guerre. Ce sont sans aucun doute ses appels à la solidarité, habilement ciblés, qui ont fait pencher la balance. En particulier pour les dirigeants les plus frileux, surtout à l’Ouest du bloc, qui avaient tenté de de maintenir un canal de communication avec Moscou en espérant trouver une sortie pacifique aux tentions du début d’année, avant que la guerre n’éclate.  

« Macron, Draghi et Scholz sont venus en pénitents en Ukraine pour se faire pardonner de ne pas avoir été assez solidaires avec l’Ukraine et d’avoir conservé des liens pendant des années avec la Russie (…) un reproche qui court beaucoup en Ukraine et dans les pays de l’Est » estime ainsi le géopolitologue Pascal Boniface. Mais pour ce dernier, la décision prévisible des 27 est émotionnelle et non rationnelle : « On a agi sous le coup de l’émotion pour montrer une solidarité avec l’Ukraine – qui c’est vrai a été agressée et est un pays martyr – mais il n’est pas certain que l’acceptation de cette candidature soit l’onguent nécessaire et indispensable pour panser ses plaies ». Une mise en garde qui tranche avec l’élan que suscite la nouvelle.

L’Ukraine, candidate éternelle ou futur Etat membre ?

Certains observateurs ont ainsi pris soin de mettre en lumière les risques qu’impliquent une telle promesse. Parmi eux, l’analyste Jean-Marc Four, pour qui il ne faut pas « faire miroiter quelque chose qui ne viendra pas de sitôt ». Il poursuit : « L’Ukraine aura beaucoup de chemin à faire pour devenir membre à part entière de l’Union. Sur l’État de droit en particulier, l’indépendance de la magistrature : l’indice de corruption y est le pire de tous les candidats potentiels à l’Europe. Et plusieurs pays (Pays-Bas, Danemark, Autriche) ont l’intention de défendre ces règles, à juste titre. » Une stagnation pourrait répliquer la situation en Turquie, candidate depuis 1999, et où la désillusion sur une adhésion a nourri la ligne nationaliste et parfois bravache de l’islamo-conservateur Erdogan. Ce blocage et la déception palpable côté turc a par moment rendu nos relations avec un voisin et allié très inconfortables.

Comment réagira l’Ukraine si elle reste bloquée dans le lobby de l’UE ? Et quelle sera, si elle est acceptée, la réaction des autres candidats – la Bosnie, la Macédoine, candidate depuis 2005, le Monténégro, la Serbie, l’Albanie – qui attendent depuis des années et ont entrepris de douloureuses réformes pour correspondre aux critères des 27 ? L’Europe doit également s’assurer d’être prête à faire face aux répercussions économiques importantes qu’aurait une adhésion de Kiev. « Très prosaïquement, vu la nature de l’économie ukrainienne, très agricole et en déficit d’infrastructures, ça impliquera une redistribution de la politique agricole commune et des fonds de cohésion vers l’Est » note à ce propos Jean-Marc Four. Un bouleversement qui a de quoi faire réfléchir, notamment en France.

L’idée d’un élargissement était encore récemment tout bonnement exclue compte la digestion de la dernière vague d’adhésions d’anciens pays du bloc soviétique – Hongrie et Pologne en tête. Si cette candidature est bien suivie d’une adhésion, cela va donc marquer une petite révolution, qui pourrait à terme constituer une étape pour la construction européenne. Car compte tenu des disfonctionnements actuels du bloc, un groupe élargi ne pourra fonctionner qu’avec une réforme des traités, en particulier l’abandon des décisions à l’unanimité. A ce propos, le journaliste et député européen Bernard Guetta parlait de « double injonction » à laquelle est confrontée l’Union : « s’ouvrir à l’Ukraine pour lui affirmer notre solidarité mais ne pour autant pas laisser de nouveaux élargissements paralyser les institutions européennes ».

Vers un recentrement de l’Union européenne ?

Aussi, ce voyage et la décision du Conseil pourraient être le point de départ d’une nouvelle Europe. « Le statut de candidat à l’Ukraine enverra le message que l’Union européenne est d’abord une communauté de destin, et donc que ceux qui s’y reconnaissent y ont leur place » souligne Pierre Haski. Et c’est bien tout l’enjeu : l’Ukraine a fait le choix résolu de l’Europe – libérale, démocratique, culturelle. Mais une adhésion aura des conséquences majeures. La première : le centre de gravité de l’UE se déporterait encore davantage vers l’Est.

L’influence américaine s’en trouverait également sensiblement renforcée – les anciens pays du bloc soviétique ayant fait le choix d’un alignement total avec Washington, et Kiev, qui doit largement son indépendance à l’aide militaire américaine en fera certainement de même. De quoi déplaire aux chantres de l’indépendance stratégique européenne – les mêmes qui se féliciteraient de l’abolition de la règle de l’unanimité qui a largement paralysé le bloc, ce qui montre bien l’ambivalence de cette décision.

La guerre en Ukraine « pourrait durer des années », selon le Secrétaire Général de l’Otan, Jens Stoltenberg. Et après ? Si les Etats-Unis s’en tirent à bon compte, menant une guerre dévastatrice pour la Russie par proxy, le calvaire est total pour Kiev. L’UE, si elle ne doit pas faire face à ces horreurs, elle souffre indirectement du conflit – en particulier des sanctions prises à l’encontre de la Russie qui lui ont coûté cher et ont forcé nombre d’entreprises à plier bagage.

Si ce sont les Etats-Unis qui fournissent la part du lion de l’armement qu’utilisent les Ukrainiens, il est fort à parier que ce soit l’Europe qui paiera une grande part de la reconstruction du pays – en particulier si elle est acceptée en tant qu’Etat membre. Double peine, donc. Pour autant, lui tourner le dos serait un camouflet majeur pour ce peuple qui a choisi de se battre pour son affiliation européenne – et risquerait d’entacher durablement l’image de l’UE. De quoi sérieusement mettre sur la table le sujet de l’adhésion par étapes, ce qui requiers de repenser en profondeur les cadres d’adhésion.

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