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Collaboration et épuration version 2.0

Une paire d’yeux discrètement indiscrète. Depuis un magasin, un homme observe. Un groupe de jeunes s’engouffre dans une petite rue, poursuivi par les forces de sécurité. Un habitant leur ouvre la porte, ils se réfugient chez lui. L’homme a tout vu.


 


Scène de violence ordinaire à Duma


Cette scène s’est déroulée un vendredi à Duma, dans la banlieue nord-est de Damas, et, comme chaque semaine depuis cinq mois, les militants pro-démocratie défient les forces de sécurité et manifestent contre le régime d’Assad.


Les forces de sécurité ont tourné au coin de la rue. Ils ont ralenti, ont regardé autour d’eux. Rien en vue, les manifestants s’étaient évaporés. L’homme qui avait observé la scène depuis le magasin s’est approché des forces de sécurité. La conversation fut courte. Il leva le bras et pointa la porte derrière laquelle les jeunes gens se cachaient. D’un coup, la porte fut défoncée, et trois fugitifs coururent jusqu’au toit de cette maison de trois étages, dans l’espoir de s’échapper.


Un de ces trois hommes a couru jusqu’au rebord du toit et a sauté par-dessus l’allée vers le bâtiment adjacent. Les policiers étaient déjà sur le toit et Jihad Shalhoub, un deuxième manifestant de 43 ans, n’avait qu’une solution pour leur échapper. Jihad prit son élan mais hésita au dernier moment. Dans sa chute, il parvint à s’accrocher à la rambarde d’un balcon. Sur la vidéo, fournie à l’association internationale Avaaz par des militants de Duma, on voit des membres des forces de l’ordre rassembler des morceaux de béton et d’autres objets lourds et les jeter du toit. « Jihad a essayé de sauter, mais il a glissé », a expliqué un des trois fugitifs. « Les policiers lui ont jeté des pierres jusqu’à ce qu’il tombe. » Selon des témoins, alors qu’il était allongé sur le sol, blessé et couvert de sang, ils ont continué à le viser avec des blocs de pierre. Conduit à l’hôpital, Jihad décéda dans la nuit.


Une autre paire d’yeux, tout aussi discrètement indiscrète, avait observé la scène à travers un rideau. Cet homme passa un coup de fil au responsable d’un réseau de militants de ville.


 


Démasquer les informateurs


Au pouvoir, sans partage, depuis près de 50 ans, le régime Baath règne d’une main de fer sur une nation de 22 millions d’habitants. Pièce maîtresse du dispositif, un réseau d’informateurs civils connus par les Syriens sous le nom d’awainiyya – les observateurs.


Ils sont partout, sans qu’on ne puisse jamais les distinguer : un homme assis à la table d’à côté qui écoute les conversations dans un café, le chauffeur de taxi, l’agent immobilier ou le commerçant du coin. La société syrienne est infestée de ces individus dont la mission consiste à informer les services de sécurité des faits et gestes de leurs concitoyens. Selon les experts, la motivation des observateurs est avant tout financière, mais ils agissent aussi par peur. Quelques-uns croient dur comme fer aux idéaux qu’incarne la famille Assad.


 


Les derniers soutiens d’Assad


Il est impossible d’estimer le nombre d’informateurs à travers le pays. Pourtant, en considérant que le parti Baath compte deux millions de membres, qu’il n’existe pas moins de 16 services de sécurité, le nombre d’awainiyya actifs à travers le pays pourrait se compter en plusieurs dizaines de milliers.


Selon les activistes, alors que le soulèvement contre le régime du président Bashar al-Assad entre dans son sixième mois, les forces de sécurité comptent, de plus en plus, sur leur réseau d’informateurs pour réprimer les manifestations. « Ils tiennent au courant les policiers des déplacements des militants et manifestants durant les rassemblements », explique Sami, le militant de Duma et cousin du témoin de l’attaque sur Jihad Shalhoub. « Lors des campagnes d’arrestations, les informateurs guident les forces de sécurité jusqu’aux suspects en se cachant derrière des masques. »


 


Mur de la honte sur Facebook


Désormais, alors que, avec la révolution, la Syrie est devenue l’un des rares authentiques États policiers, les manifestants ont adopté la tactique radicale consistant à utiliser les médias sociaux pour riposter aux awainiyya.


Facebook héberge désormais des sites dédiés aux awainiyya gérés par des militants syriens et sur lesquels les noms, les adresses et même les photos de ceux que l’on accuse de collaborer sont publiés. Les habitants d’un quartier indiquent le nom de voisins soupçonnés de collaboration. Les administrateurs affirment qu’ils contrôlent le comportement de ces suspects avant de rendre public leurs statuts. « Nizar Mahmoud collabore avec les forces de sécurité et leur fournit des informations sur les hommes de la révolution », peut-on lire sur une de ces pages, intitulée « Informateurs et traîtres syriens », en guise d’avertissement à la population de la ville côtière de Lattakia. « Il réside actuellement sur al-Martqla, la rue reliant la mosquée Omar bin al-Khattab à Sheikh Dahir, devant la sandwicherie Maher. Il se cache chez lui ou dans sa voiture et enregistre les noms des jeunes manifestants. » Autre exemple : un utilisateur, pseudonyme Nour Nana, a écrit en dessous : « Le docteur Tarek al-Hares refuse de soigner les blessés à l’hôpital de Homs. »


 


Vengeance ou justice ?


Mohammad Abu Khalaf, le commerçant qui a averti la sécurité de l’endroit où Jihad Shalhoub et ses camarades s’étaient réfugiés, est apparu nerveux lorsque Sami et les autres membres de l’opposition se sont approchés de son magasin. « S’il vous plaît, pardonnez-moi. Que Dieu me pardonne », a-t-il supplié, en s’agenouillant, d’après des témoins. « Ne me battez pas ! » Sami et les autres l’ont battu, et ont détruit son magasin en guise de représailles. « Les informateurs doivent être punis », affirme Sami. « C’est de l’auto-défense : quand un de ces collaborateurs transmet des informations sur un quartier, les forces de sécurité le fouillent et arrêtent de nombreuses personnes. »


Les représailles contre des individus suspectés de collaboration inquiètent certains militants, soucieux d’éviter des meurtres arbitraires. « Ces sites Internet sur les awainiyya ne sont pas une bonne chose », déclare Jawad, un membre du Mouvement de la jeunesse pour un changement démocratique 17 avril. « J’ai toujours été contre l’idée de faire circuler les noms des informateurs parce qu’ils risqueraient d’être tués, explique Jawad. Nous devons construire notre nouvel État. Nous devons nous appuyer sur la loi dans le futur. Nous ne devrions pas faire ce qu’a fait le régime que nous combattons pendant plus de 40 ans. »


HawkSyria est le nom de guerre d’un des administrateurs d’un site qui dénonce les suspects dans la ville de Homs, un des principaux foyers de protestation. « Nous avons parmi nos suspects des docteurs et des infirmières, révèle HawkSyria. Beaucoup sont des personnes normales, qui tiennent des magasins. Même des joueurs d’équipe de football locales se sont révélées être des informateurs. »


 


D’inavouables motivations


Mais certains noms semblent avoir été publiés pour d’autres raisons. Dans un post sur un site awainiyya de la ville d’Hana, le 23 juin, un utilisateur déclarant s’appeler Abu Nizar al-Homsi écrit : « J’espère que vous allez effacer le nom d’Ahmed Hijo al-Rifai parce que la plupart des gens estiment que son nom a été mis sur la liste pour des raisons personnelles », pure diffamation. Sur un autre post, publié sur un site similaire de Duma, on va lire : « La personne qui a mis en ligne cette liste de noms est un informateur et un traître, parce que ses informations sont fausses. Ce n’est rien d’autre qu’une tentative pour semer la discorde à Duma. »


 


Pas d’erreurs ?


HawkSyria, l’administrateur d’Homs, est formel, son site ne commet jamais d’erreur : « Nous rassemblons des informations et en cherchons confirmation. Parfois, nous nous appuyons sur des fuites provenant de l’intérieur même de la police et des forces de sécurité. Ensuite, nous plaçons les suspects sous surveillance, épions leurs faits et gestes, et menons notre enquête. » C’est seulement lorsqu’ils sont convaincus de la véracité des suspicions qu’ils publient et invitent les gens à les boycotter.


 


Le régime s’inquiète


Selon des activistes, les menaces contre les informateurs sont tellement réelles que le régime a commencé à affecter des membres des forces de sécurité à leur protection et à placer des gardes armés près de leurs domiciles. Les auteurs de ces dénonciations insistent : ils n’encouragent en aucun cas à la violence contre les awainiyya. Mais Sami, le militant originaire de Duma, indique que de telles attaques sont souvent bien compréhensibles, et même excusables. « Lorsque l’on a vu des gens emmenés de force de chez eux et que l’on sait qu’ils sont ensuite morts sous la torture en prison après qu’un informateur les a dénoncés, on peut comprendre ces représailles, estime-t-il. Leurs auteurs ne sont que des humains et ils ne sont pas tous parfaits. »


 


Des exécutions sans jugement


Le vendredi où Jihad Shalhoub s’est tué en tombant à Duma, les forces de sécurité ont tiré à balles réelles sur les manifestants, à Harasta, une autre ville proche de Damas. Alors que la foule s’est dispersée, Yasser, un manifestant âgé de 30 ans, a été séparé de ses amis, selon le témoignage de Jawad, du Mouvement du 17 avril. Le soir, ne le voyant pas revenir, sa mère et son frère ont commencé à s’inquiéter. Peu de temps après, le corps de Yasser a été retrouvé dans des fourrés, à Harasta. Il était pieds et poings liés, et son cou portait des marques d’étranglement.


« D’abord, on a pensé que la sécurité l’avait kidnappé et tué », explique Jawad. Ensuite, un groupe de Rukn-al-Deen, non loin de là, a affirmé que Yasser était un shabeha, un voyou pro-régime, collaborant avec les forces de sécurité… et qu’ils l’avaient repéré durant la manifestation d’Harasta. »


 


GlobalPost/Adaptation FG – JOL Press.

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