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Ces Saoudiens qui blasphèment sur Internet

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La ligne rouge du blasphème


« Il n’y a pas de Dieu » s’est exclamé Mohammad.


Cette déclaration nous a tous beaucoup surpris et nous avons sursauté sur nos sièges. En fait, nous n’étions pas vraiment sur des « sièges » en soi. Dans les istiharas – sorte de maison de repos comme celle dans laquelle nous étions -, des coussins sont posés sur le sol. Les gens sont assis par terre, en tailleur, ou allongés sur les coussins. Je fréquentais souvent ces maisons mais c’était la première fois que j’entendais un Saoudien exprimer son athéisme explicitement.


Mohammad répondait à Khalid, qui nous avait averti de ne pas dire du mal des muftis, les hauts responsables religieux d’Arabie Saoudite, ni des autres officiels religieux.


« Tu ne le sais pas ?, avait-il demandé. Ces religieux sont sacrés. Tu ne devrais pas dire du mal d’eux. Ils sont derrière une ligne rouge que personne ne devrait franchir. »


À la suite de l’outrageuse réponse de Mohammad, Aziz, nerveux, a demandé à ce qu’on revienne à la conversation initiale concernant les matchs de football à venir entre les deux équipes nationales populaires, Hilal et Nasr. C’est ce que nous avons fait.


[image:4,s]C’était à Riyad, en 1997, juste avant qu’Internet n’entre en Arabie Saoudite. J’étais au lycée.


Depuis, il a souvent été tentant de raconter l’histoire du réveil numérique d’Arabie Saoudite, ce moment où les jeunes Saoudiens ont débarqué en masse sur les forums et les sites de discussions en ligne pour se libérer de leurs croyances religieuses « démodées ». Ce moment où les braves Saoudiens, fatigués d’un monde créé par leurs parents, se sont rassemblés dans le seul espace où il est possible de se réunir en Arabie Saoudite, un cyberespace, afin de mener une révolution religieuse. Ce moment où les Saoudiens, piégés dans leur âge médiéval depuis une éternité, ont réussi à se libérer de leurs chaînes par la technologie.


C’est une histoire captivante. Inspirante. Il n’y a qu’un seul problème : rien n’est vrai.


L’apparition d’Internet et la ruée vers les forums en ligne


Internet n’a pas vraiment changé la manière de penser la religion des jeunes Saoudiens. Tout simplement parce que ce n’est qu’une simple nouvelle variable ajoutée au complexe mélange que constitue déjà la société saoudienne.


En 2002, les Saoudiens ont un accès à Internet relativement limité. Le journaliste Eman Al-Guwaifly écrit une série, en quatre épisodes, sur les forums en ligne, pour le journal régional Al-Sharq Al-Awsat. Ces forums étaient des ghettos virtuels dans lesquels les Saoudiens pouvaient s’exprimer, en utilisant des pseudonymes, et ils pouvaient interagir avec les événements politiques et sociétaux, contournant les canaux officiels.


Eman Al-Guwaifly indiquait trois forums populaires : « Al-Saha Al-Arabia » (« L’Arène Arabe »), « Aalam Hawwa » (« La Veille du Monde ») et « Al-Iqla » (« Le Lancement »). Il y avait quelques discussions utiles sur ces forums, surtout sur « Al-Iqla », sur lequel les visiteurs écrivaient dans des dialectes régionaux en opposition à l’arabe classique, afin de montrer leur individualité. Le sarcasme était une composante importante. Prenant en compte le fait que le média saoudien sponsorisé par l’État ne commentait que rarement l’actualité politique ou sociétale, les jeunes et intelligents Saoudiens, hommes comme femmes, s’inscrivaient pour scruter, ridiculiser, analyser et satiriser l’actualité. La religion, cependant, demeurait à la périphérie de ces forums.


L’Arabie Saoudite s’attaque aux libéraux


[image:2,s]Une exception qui a encouragé le débat religieux était « Allibralion Al-Saudion » (« Saoudiens Libéraux »), un forum créé par Raif Badawi en 2006. Raif Badawi a critiqué, à plusieurs reprises, le Comité pour la Propagation de la Vertu et la Prévention du Vice, plus communément appelé « police religieuse », par les médias occidentaux. Ce forum s’est transformé en véritable cyber-champ de bataille dans une guerre culturelle entre « libéraux » et « conservateurs ». Le forum de Raif Badawi a été la cible de plusieurs cyber-attaques. Son site a été piraté, son numéro de téléphone et certaines informations personnelles publiées. Raif Badawi a également été interrogé par l’Intelligence Saoudienne. Il aurait, actuellement, interdiction de quitter le royaume.


Alors qu’Internet n’a pas profondément altéré les croyances religieuses de la plupart des jeunes Saoudiens, un impact plus important se ressent sur leurs relations avec les autorités religieuses.


Les médias sociaux leur ont donné accès au profil de nombreuses personnalités publiques, parmi elles, des religieux. En conséquence, le caractère mystique qui entourait les religieux saoudiens depuis toujours s’est rapidement dissipé. Twitter a permis aux jeunes Saoudiens d’interagir directement avec ces personnalités. J’en ai personnellement contacté plusieurs, l’un d’entre eux affirmait qu’il fallait fuir toute la culture occidentale. Il est apparemment conscient de l’ironie de la situation, exprimer ce genre de croyances sous la forme d’un tweet.


Twitter, arme politique


Twitter est une forme d’anarchie. À la différence d’autres sites saoudiens dirigés par une personne, sur Twitter, personne ne contrôle rien. Tout le monde peut tout critiquer, et les jeunes Saoudiens ont largement utilisé cet espace dans toutes les possibilités qu’il offrait. Récemment, le cas de Feras Bugnah est révélateur. Cet aspirant cinéaste a posté un court film sur YouTube qui mettait en lumière la pauvreté à Riyad. Le clip a été largement repris, et, finalement, Feras Bugnah a été emprisonné pour des raisons qui n’ont pas été éclaircies.


Son histoire a rapidement circulé parmi les jeunes Saoudiens, et une campagne Twitter a commencé avec comme objectif de recueillir 50 000 abonnés à son compte afin de créer une pression et de permettre sa libération. Le peuple a commencé à suivre, en masse, le compte de Feras Bugnah (@FMB4). Après deux semaines en prison, lorsqu’il a été libéré, il avait plus de 100 000 abonnés.


Les Saoudiens restent attachés aux valeurs religieuses


[image:3,s]Internet n’a pas provoqué l’abandon des convictions religieuses des jeunes Saoudiens, mais il devient de plus en plus évident que les Saoudiens deviennent capables de critiquer les autorités, comme les membres de l’establishment religieux et sponsorisé par l’État. Des médias sociaux comme Twitter leur offrent un espace rêvé pour exprimer leurs opinions.


Alors que la population d’Arabie Saoudite est à 100% musulmane, il est indéniable qu’il y a toujours eu des athées ou des agnostiques, autant que certains autres, indifférents à la religion. Dans le passé, il était possible de franchir cette ligne rouge et d’exprimer ses croyances sur des forums privés, autant que dans des salons, cafés, et istirahas.


Dorénavant, ces lignes rouges sont de plus en plus franchies sur la place publique du cyberespace. Il est difficile de prédire comment le monde virtuel saoudien affectera le monde réel de la politique et de la religion saoudienne, dans le futur. Mais pour le moment, il est étrangement rassurant de constater qu’à n’importe quel moment, un jeune Saoudien peut franchir cette ligne, lorsqu’il va sur Internet.


 


Ce travail a été soutenu par une bourse de Knight Luce pour l’information sur la religion mondiale et édité par Knight Luce 2011 Fellow Caryle Murphy. Cette bourse est un programme de l’université de Californie du Sud pour les médias et la religion.


Global Post/Adaptation Sybille de larocque – JOL press

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