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Le poids de l’armée dans la nouvelle Égypte

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[image:1,f]Les Égyptiens vont bientôt se rendre aux urnes pour élire le premier président civil de leur Histoire. Cependant, avec une Constitution qui demande encore à être écrite et un Parlement qui arrive péniblement à agir sous la coupe du pouvoir militaire, il est légitime de s’interroger sur le réel pouvoir détenu par ce nouveau chef d’État égyptien.

Le président-élu, qu’il soit islamiste, laïc ou appartenant à l’ancien régime, sera confronté à la direction de circonscriptions adverses. Il devra faire face aux islamistes qui ne cesseront d’invoquer la charia, à la méfiance des Coptes (minorité chrétienne d’Égypte), et aux mouvements travaillistes.

L’armée égyptienne, le vrai concurrent

Mais au-delà de ces opposants, ce sera l’armée égyptienne qui représentera le plus grand challenge pour le nouveau président. C’est de cette institution que chacun des leaders contemporains de l’Égypte est issu, c’est elle, vénérable base du pouvoir égyptien, qui a dirigé le pays lors de la transition entre la révolution qui a destitué Hosni Moubarak et cette nouvelle élection qui a lieu ce mercredi 23 mai.

La relation que le nouveau président choisira d’entretenir avec l’armée et la façon dont il gérera son empire financier, pour l’instant tenu secret, définira en grande partie le nouvel État démocratique d’Égypte.

Trois candidats prêts à se battre

Les favoris à l’élection présidentielle, le laïque Amr Moussa (ancien ministre des Affaires étrangères), l’islamiste indépendant Abdel Moneim Aboul Fotouh, et Mohamed Morsi, des Frères musulmans, sont pour l’instant tous trois prêts à s’opposer publiquement aux forces militaires, très respectées de beaucoup d’Égyptiens.

Jeudi dernier, soit moins d’une semaine avant les élections, les médias égyptiens ont rapporté que le Conseil suprême des forces armées apportera une modification à la Constitution votée un an plus tôt, pour y définir les droits et devoirs du nouveau chef de l’État.

Safwat Al Zayyat, ancien brigadier-général et analyste militaire, explique : « Il n’y a jamais vraiment eu de relation entre l’armée et le pouvoir exécutif, tout simplement parce qu’avant, il n’y avait pas de distinction ».

60 ans de règne militaire

En 1952, le Mouvement des officiers libres, mené par celui qui devint le président Gamal Abdel Nasser, avait renversé le monarque en place, le roi Farouk Ier d’Égypte, marquant le début de 60 années de règne militaire.

Cette ère prend fin en février dernier, lorsque des centaines de milliers d’Égyptiens sont descendus dans la rue, forçant Hosni Moubarak, qui avait accédé au pouvoir après l’assassinat d’Anouar el-Sadate, à se retirer après un règne de près de 30 ans.

Pour Safwat Al Zayyat« l’armée a beaucoup orienté les actions du pouvoir exécutif, et en échange, le gouvernement lui laissant une grande marge de manœuvre. Elle pouvait ainsi se lancer dans des projets économiques et occuper des places réservées aux civils ».

Des civils oubliés

La révolte égyptienne de 2011 avait pour objectif de remettre la démocratie civile au cœur de la société.

Sur la Place Tahrir, une des principales places publiques du Caire, et l’épicentre symbolique de la révolution égyptienne, les manifestants avaient pourtant accueilli à bras ouverts l’armée qui avait promis de ne pas tirer sur les manifestants pacifistes. Les activistes scandaient de toutes leurs forces « le peuple et l’armée main dans la main », fiers d’être unis contre le pouvoir en place.

Des espoirs déçus

Mais leurs espoirs d’un nouveau gouvernement, lavé de la corruption et des tortures du régime d’Hosni Moubarak et responsable devant le peuple, se sont évanouis avec la prise du pouvoir par le Conseil suprême des forces armées.

Une fois à la tête du pays, l’armée s’en est prise aux manifestants, le nombre de civils tués l’année dernière est sans précédent. Elle s’est infiltrée dans les institutions de l’État, y compris dans les médias et également, comme certains spécialistes le craignent, dans le système judiciaire, afin de consolider son autorité et s’assurer la conservation de ses privilèges, quel que soit le nouveau gouvernement.

Des procès militaires pour les civils

Le nombre de civils jugés dans des tribunaux militaires a explosé (plus de 12 000 selon l’organisme de surveillance No Military Trials), privant les citoyens de leurs droits fondamentaux et de la possibilité de faire appel.

Le Conseil suprême des forces armées a par ailleurs affirmé qu’il ne cesserait aucune de ses activités commerciales, allant de la vente d’armes à celle de voyages touristiques. Les spécialistes s’accordent à dire que l’armée a aujourd’hui une mainmise sur 40% de l’économie égyptienne.

Un président mis en difficulté dès son élection

Dans ce contexte, un président n’appartenant pas à l’armée sera face à un pari quasiment impossible : s’opposer à un pouvoir militaire infiltré à tous les niveaux et à l’influence sans égal et réussir à mettre fin à son emprise sur le pays, ou le laisser se consolider et continuer à régner sur l’Égypte comme depuis 60 ans.

Les trois candidats envisagent de nommer un « comité spécial » pour contrôler l’armée et son budget. Mais le pouvoir militaire assoit depuis longtemps son autorité et sa comptabilité n’est pas soumise à un budget national ni contrôlée par une quelconque autorité.

Redéfinir la place de l’armée

« L’armée doit reprendre sa fonction première qui est celle de protéger la nation, et ne doit plus avoir d’emprise financière » affirmait, le mois dernier, Karim Radwan, membre du Parti de la Liberté et de la Justice, vitrine politique des Frères musulmans (FM).

Abdel Moneim Aboul Fotouh, le candidat islamiste modéré, qui s’est séparé du mouvement des FM l’année dernière pour se présenter à la présidentielle, a été le plus loquace sur le sujet, réclamant la fin des procès militaires pour les civils et affirmant que s’il devenait président, il nommerait un ministre de la Défense n’appartenant pas à l’armée.

Amr Moussa, ancien ministre des Affaires étrangères sous Hosni Moubarak, est en tête dans les sondages. Mais il n’a pas encore critiqué publiquement le pouvoir de l’armée.

Un partage inévitable ?

« Quel que soit le président élu et accepté par le Conseil suprême des forces armées, il prendra conscience que les pouvoirs se partagent entre le président, l’armée et ceux qui la commandent » affirme Amir Salem, un avocat des droits de l’Homme et activiste chevronné. « La transition n’a pas atteint un stade où le président peut être totalement indépendant ».

Hosni Moubarak, malgré ses étroites relations avec l’armée, avait réussi à être semi-indépendant, ce qui avait mené à des relations assez complexes avec le pouvoir militaire. Son prédécesseur ayant été tué par une cellule islamiste au sein de l’armée, il avait tenu à réduire le pouvoir militaire en créant sa propre police d’État. Il avait réussi à obtenir un effectif de 400 000 policiers contre 350 000 militaires, selon l’Institut international pour les études stratégiques.

Un futur président seul dans l’adversité

Mais le président élu n’ayant pas le soutien du président sortant, et donc de sa police, il lui serait difficile de s’opposer à la force militaire.

« L’armée refusera d’abandonner son pouvoir sur le pays » insiste Robert Springborg, professeur à la Naval Postgraduate School, en Californie, et spécialisé dans l’étude de l’armée égyptienne. « Le Parlement est encore faible, le système judicaire l’est également. Le président ne pourra pas compter sur beaucoup d’alliés pour s’opposer à l’armée. » Les institutions civiles égyptiennes n’ont pas encore les moyens de dominer le pouvoir militaire, mais certains estiment que la nomination d’un président civil est déjà une grande avancée.

« Il faudra du temps pour une vraie séparation des pouvoirs » selon l’ancien brigadier-général Safwat Al Zayyat« L’armée doit s’habituer à obéir au pouvoir civil, elle n’est plus sacrosainte. » Un statut qu’elle devra apprendre à assumer.

Global Post / Adaptation Amélie Garcia / JOL Press

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